Dans la première partie, nous concluions que la solution au chômage n’était pas de produire toujours plus. Que derrière cette question de l’emploi se cache d’abord la question du partage. Elle se « cache » au sens propre, car la gravité des conséquences du chômage permet d’occulter toutes les questions de société sous-jacentes. Le chômage, présenté comme un phénomène naturel contre lequel il faut lutter tous ensemble au delà des clivages, c’est bien pratique pour détourner l’attention de la population. La priorité étant de créer de l’emploi, il est donc indécent de questionner le pourquoi et le comment des emplois. Et pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit. Quel partage ? Partager quoi ? Partager avec qui ? Partager comment ?
Partager quoi, avec qui et comment ?
« Partager quoi ? ». Moins, mais mieux ! Une société ne peut être soutenable que si nous produisons moins. Mais elle ne peut être souhaitable que si chacun bénéficie du nécessaire pour vivre décemment. Alors, quitte à produire moins, passons-nous du superflu pour nous concentrer sur le nécessaire ! Qu’est-ce qu’on veut produire, pourquoi et comment ? Quelle alimentation, quels services publics, quels transports, quelle éducation, quelle science voulons-nous ?
Evidemment, il serait absurde d’imaginer décroître toutes nos consommations proportionnellement au même coefficient. Manger un peu moins, se soigner moins, s’habiller moins, se chauffer moins, etc ? La sobriété ne signifie surtout pas la même chose en moins, car cela aurait des conséquences négatives sur notre bien-vivre et notre santé. Cela n’aurait aucun sens.
C’est pourtant ce qui se passe avec les mesures d’austérité qui se généralisent dans les pays occidentaux. Où la nécessité d’un projet de « décroissance choisie » est niée, alors même qu’ils subissent une crise qui s’apparente à une « décroissance subie ». Cette crise signe le fait que l’économie de la croissance atteint ses limites. Aujourd’hui, un Occidental qui a du mal à boucler ses fins de mois est pourtant opulent à l’échelle de la planète et son empreinte écologique est déjà insoutenable. Comment peut-on créer un sentiment de pauvreté tout en consommant toujours plus ? Réponse : en imposant, dans un monde limité, de plus de plus de besoins, sans se poser la question du sens.
Le débat public sur le « superflu et le nécessaire » doit avoir lieu d’urgence. Notamment quand ce superflu est aussi toxique. Nous ne pouvons pas continuer à créer de l’emploi pour créer de l’emploi sans questionner les impacts de ces productions. Il y a milles manière de se passer du superflu : lutter contre les gaspillages, partager, réutiliser, recycler, mais aussi changer nos usages. Et la seule production vraiment verte, soutenable, recyclable, circulaire, etc. reste celle dont on se passe ! La sobriété. Ce qui revient à questionner en profondeur notre train de vie.
« Partager avec qui ? ». « Avec qui ? » pose la question des territoires, des échelles, des frontières, des signes de reconnaissance, du sentiment d’appartenance et de la mondialisation.
A l’échelle mondiale, les Occidentaux sont d’abord riches des ressources et du temps de travail des autres. L’économie mondialisée cause des horreurs environnementales et humaines. Elle fait de chacun de nous un prédateur qui l’ignore ou qui fait semblant de l’ignorer. Quand les ressources viennent de si loin, quand la main d’œuvre est invisible, le « ici et le maintenant » prennent le dessus. La destruction de la forêt amazonienne ne fait pas le poids devant le sourire de nos enfants qui se régalent des tartines au chocolat. L’exploitation d’autres enfants ou la réalité de l’activité minière, de l’extractivisme ne font pas le poids devant la révolution numérique tellement pratique qu’on ne saurait plus faire sans (surtout en ces temps de télétravail, de clique et collecte, etc…). D’autant qu’elle « saurait sauver l’environnement » grâce à l’innovation et au mythe des « smart technologies » ! Cette dimension mondialisée, en plus de poser la question du « comment partager » déjà traitée, pose aussi la question du « avec qui ».
Il est sain et naturel de privilégier le « ici et le maintenant ». Mais à la seule condition de le réappliquer à l’économie via une relocalisation ouverte : une réelle relocalisation de l’économie ; une vraie ouverture aux autres. La relocalisation ouverte invite à repenser l’échelle des territoires, les types de réseaux entre ceux-ci. On privilégiera des zones resserrées pour la production alimentaire, dans un esprit de coopération avec les territoires impactés par cette relocalisation ; et maintenir des distances qui vont bien au-delà des frontières pour ce qui est des liens humains. La relocalisation ouverte est au cœur d’une véritable transition écologique et sociale, autour de laquelle toutes les autres voies s’articulent.
Mais attention à ne pas confondre la relocalisation ouverte avec le localisme porté par des courants d’extrême droite. Les mesures d’austérité sont à juste titre ressenties par les citoyens comme la marque d’un dysfonctionnement des outils de partage qui conduit à la croissance des inégalités. Il est donc compréhensible que, parfois, les citoyens se recentrent sur ce qui paraît faire commun et, par voie de conséquence, se tournent vers le principe d’un localisme. Malheureusement, celui-ci ne remet pas en cause l’exploitation des humains et des ressources mondiales et s’accompagne d’un protectionnisme défensif. Ce protectionnisme mondialisé, teinté de localisme de « bon sens » revient à continuer à exploiter la planète et les humains, tout en se protégeant des conséquences de cette exploitation. Et de ce fait à adopter des politiques autoritaires et agressives. Les politiques nationalistes émergentes sont d’une hypocrisie sans nom. Une sorte d’exacerbation du modèle occidental dit « démocratique ». Le programme, c’est de consommer encore plus dans les pays riches ; d’exploiter et polluer encore plus dans les pays pauvres ; de continuer à fermer les yeux sur les conséquences de nos actes, et de s’en protéger toujours en fermant les frontières à des humains. C’est insoutenable, injuste, indécent, violent, barbare.
La relocalisation ouverte est à l’opposé de ce modèle. En ce sens, la relocalisation concerne aussi, bien évidemment, les ressources qui ne sont pas disponibles partout sur la terre, comme le pétrole ou les terres rares. En réalité, ces dernières sont disponibles un peu partout, mais nous, les Occidentaux, ne sommes pas prêts à en assumer la production à côté de chez soi. Ce qui est symptomatique de la mondialisation unilatérale vue de l’Occident.
Dans le cadre d’une relocalisation ouverte, le partage du pétrole se ferait via une coopération non-violente. Mais, avant de réglementer le partage, il faudrait penser la résilience des territoires et des individus. Car, en réalité, il vaudrait mieux laisser le pétrole dans le sous-sol. D’abord, parce qu’il est à l’origine de la plupart des conflits planétaires, mais aussi parce qu’il faut cesser d’augmenter le taux de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.
La parenthèse « enchantée » du pétrole se fermera nécessairement un jour, et les générations futures devront alors soit se retrousser les manches pour réinvestir le secteur primaire, soit recourir d’avantage à l’exploitation d’autrui… En effet, selon Jean-Marc Jancovici, grâce au pétrole, chaque Français dispose actuellement d’une énergie moyenne équivalente à 150 esclaves énergétiques. Au XIXème siècle, l’esclavage disparaissait, en même temps que l’exploitation des ressources fossiles augmentait rapidement. On peut se demander ce qu’il adviendra quand on devra se passer de l’énergie fossile.
La question du partage se posera autrement qu’aujourd’hui, mais elle se posera tout aussi sensiblement.
« Partager comment ? ». La marchandisation du monde est à l’origine de nombreux mécanismes qui causent des inégalités. L’accès aux biens et aux services, même ceux de haute nécessité, se fait uniquement à travers la monnaie. Or, les moyens d’accès à l’argent sont relativement limités. Soit il se fait par le capital, qui est réservé à une grande minorité de la population, ce qui « amène à penser » que la notion de classes sociales n’est toujours pas obsolète ; soit il se fait via l’accès à l’argent dette – la création monétaire -, qui s’inscrit pleinement dans les cycles destructeurs de la recherche de croissance ; soit il se fait via un travail marchand, c’est-à-dire via l’emploi.
Dans une société dominée par l’hubris et la frustration permanente créée et entretenue entre autres par la publicité, l’emploi devient structurellement rare. Le partage du travail permettrait de sortir de cette course à l’emploi, mais les salaires paraissent toujours insuffisants pour répondre à tous nos « devoirs d’achats ». C’est ainsi que nous refusons de voir diminuer notre salaire en partageant notre emploi via une réduction du temps de travail … A ne pas vouloir réévaluer notre train de vie pour partager le temps de travail, on a inventé des mécanismes qui partagent moins bien. L’emploi est devenu un outil de partage terriblement injuste, inéquitable, voire parfois indécent.
Heureusement, et c’est un devoir autant qu’une nécessité, il est possible d’imaginer d’autres outils de partage qui iraient dans le sens d’une justice sociale et environnementale. Des outils d’émancipation qui permettraient de redonner du sens à nos vies, et de ne pas se sentir asservi à la méga-machine productiviste. La base serait alors un espace socio-écologique composé d’un plancher et d’un plafond. Personne en dessous du plancher, et personne au-dessus du plafond.
– Le plancher constituerait le minimum que la société octroie à toutes et tous pour vivre dans la dignité. D’abord, un Revenu de Base en monnaies nationales et locales. Mais surtout des services publics gratuits, à travers une extension des sphères de la gratuité pour le bon usage. Ce qui existe déjà avec l’assurance maladie et d’autres services publics mutualisés, on peut l’étendre à des accès aux ressources selon le principe de gratuité du bon usage et du renchérissement du mésusage, dans le but de répondre à la contrainte environnementale. La même ressource (l’eau, l’énergie, le transport, …) n’aurait pas le même prix selon l’usage qu’on en fait et la quantité utilisée.
– La gratuité, politiquement construite, pour assurer à tous l’accès à des ressources indispensables. Le renchérissement pour préserver du gaspillage ces mêmes ressources fragiles. Gratuité (ou quasi-gratuité) du bon usage, et renchérissement du mésusage ; c’est une manière de définir un plafond, déclinable dans beaucoup de secteurs.
– Mais le plafond, c’est aussi un Revenu Maximal Acceptable. Mettre des limites, c’est cesser de promouvoir un mode de vie qui n’est ni soutenable, ni généralisable, ni décent. Mettre des limites, c’est éviter de concentrer toutes les richesses sur une minorité et ainsi éviter de faire porter les efforts à la majorité, c’est mieux partager. Mettre des limites, c’est se libérer de la pression d’avoir à toujours faire plus. Mettre des limites permet de contenir la consommation des ressources et de réduire toutes sortes de nuisances.
– La hauteur du plancher et du plafond, ainsi que la notion d’usage (le bon et le mauvais), doivent être définis démocratiquement et, si nécessaire, localement (selon le principe de subsidiarité), à travers un processus démocratique à établir ensemble. Certes, les débats sur un plancher et un plafond ne pourront vraisemblablement s’obtenir qu’à l’issue des rapports de forces et des luttes sociales évoquées précédemment. Mais ils méritent d’être portés : touchant à la vie quotidienne des citoyens, ces débats seront forcément mobilisateurs, responsabilisants et émancipateurs.
– Le plancher n’est pas un appel à l’oisiveté de chacun. Il est un appel à la responsabilité collective : la société doit se donner les moyens de la fraternité. Peu importe la forme du plancher, le principal est de ne laisser personne de côté. Le plancher, c’est une manière de reconnaître l’utilité sociale de certaines activités non marchandes. Un plancher, en affranchissant les individus de la nécessité d’accepter n’importe quel emploi pour survivre, permet aussi de favoriser la disparition des emplois toxiques et/ou précaires, et ainsi de participer à produire globalement moins, et à sortir du consumérisme. En effet, gardons présent à l’esprit que cet espace socio-écologique a aussi pour objectif de réduire la contrainte de l’homme sur l’environnement.
– Entre le plancher et le plafond, c’est la liberté de ne plus accepter n’importe quel emploi, et ainsi redonner du sens à la valeur travail, et finalement lutter contre l’assistanat institutionnel. Cette liberté permettrait de réajuster la hauteur des salaires à l’utilité sociale des emplois. L’ensemble s’accompagnerait d’une réduction du temps de travail. Travailler moins, pour travailler tous … mais aussi pour produire moins et consommer mieux. Par conséquent, il ne s’agit pas d’une réduction de travail pour consommer autant. Il s’agit bien de réduire le salaire moyen afin de limiter l’impact environnemental de notre train de vie. Le plafond participe à cette baisse du salaire moyen. Mais que cette dernière soit désirable et désirée, il est indispensable d’opérer une modification radicale de notre mode de vie à tous, de distinguer enfin le nécessaire du futile et de revoir notre organisation sociale. C’est-à-dire une réflexion de fond sur l’usage de nos productions et sur les moyens de production. Mais c’est surtout une réflexion sur le sens de nos vies, sur ce qui apporte du bien-être et de ce qui à contrario fini par être toxique.
En ce sens, c’est aussi pour nous aider à réévaluer et réinventer collectivement notre mode de vie que nous proposons ces outils de partages ambitieux.
Inverser le rapport de forces
La « création d’emplois », et par conséquent la question du chômage, ne devrait pas être un élément qui oriente le projet de société et les politiques gouvernementales. Il s’agit juste d’imaginer d’autres outils de partage des tâches et des richesses. Nous proposons le plancher-plafond sous forme de DIA-RMA, mais il y a sûrement d’autres propositions tout aussi pertinentes.
Dans tous les cas, une fois encore, la faisabilité matérielle n’est pas un problème. Nos sociétés modernes ont largement les moyens de répondre aux besoins élémentaires de chacun. Ce qui bloque, c’est d’un coté une inertie collective à penser d’autres mondes possibles. Nous manquons, en effet, d’un récit qui permettrait à chacun de se projeter dans un futur différent sans être effrayé. Comment laisser derrière soi une réalité connue, toute aussi imparfaite et insoutenable soit-elle, pour un monde inconnu nécessairement inquiétant ? Mais, surtout il y a ce qu’on appelle l’oligarchie qui s’oppose au changement et qui détient tous les pouvoirs. C’est elle qui a intérêt à présenter le chômage comme un phénomène naturel qui dépasse tous les clivages. Le chantage au chômage permet une certaine forme de consentement social. C’est dans tous les manuels d’économie, le capitalisme a besoin d’un volant de chômage (de rareté d’emploi) pour augmenter ses gains de productivité (diminuer les coûts salariaux : offre/demande).
Ce sont les oligarques qui détournent toutes les questions de sociétés vers la seule question du « chômage ». Le grand détournement. Une grande imposture. Aujourd’hui, le rapport de force est à l’avantage de cette oligarchie, mais avec le développement des alternatives concrètes, les premiers symptômes de la crise environnementale, l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, la tendance pourrait s’inverser. Espérons que nous saurons saisir cette inversion pour ne pas tomber dans la barbarie, mais pour construire des mondes plus justes, souhaitables et soutenables. Et pourquoi pas, en passant, pour penser la fin de l’emploi !
Quelques liens
Le chômage : le grand détournement (1ère partie)
La Dotation Inconditionnelle d’Autonomie décryptée par l’Institut Momentum :
http://www.projet-decroissance.net/?p=1571
« Eloge de l’oisiveté » – Dominique Rongvaux :
https://www.youtube.com/watch?v=mQaUNWJOqos
Espace de travail : Faites-vous un « boulot de merde » ? :
https://www.youtube.com/watch?v=knwTOUmEvgA
Ni protectionnisme, ni néolibéralisme mais une « relocalisation ouverte », base d’une nouvelle internationale :
https://www.bastamag.net/Ni-protectionnisme-ni-neoliberalisme-mais-une-relocalisation-ouverte-base-d-une