« Nous avons inventé une montagne de besoins superficiels; nous vivons en achetant et en jetant. Mais ce que l’on dépense vraiment, c’est notre temps de vie. Parce que lorsque j’achète quelque chose ou que toi tu achètes quelque chose, tu ne l’achètes pas avec de l’argent, tu l’achètes avec le temps de vie que tu as dépensé pour gagner cet argent. A cette différence que la seule chose qui ne peut pas être achetée, c’est la vie. La vie ne fait que s’écouler et quel malheur de l’employer à perdre notre liberté.
Car quand est-ce que je suis libre? Je suis libre quand j’ai du temps pour faire ce qui me plaît et je ne suis pas libre quand je dois dépenser de mon temps pour acquérir des choses matérielles censées me permettre de vivre. De fait, lutter pour la liberté c’est lutter pour disposer de temps libre. »
José Mujica – Président de l’Uruguay de 2010 à 2015 – Extrait choisi du film Human
Travailler, c’est partager
La croissance crée de l’emploi ?
En Occident, depuis plus de 50 ans, toutes les politiques sont centrées sur la question du chômage. Quelles que soient les tendances politiques, la solution perpétuellement déclamée est de relancer la croissance. Certes, des désaccords existent sur les manières de créer cette croissance, voire sur la répartition de ses fruits, mais manifestement, la nécessité de croissance fait l’unanimité pour régler le problème du chômage. Car « la Croissance, ça crée de l’emploi !! ». Or, depuis plus de 50 ans, la croissance est toujours positive, de plus en plus de richesses matérielles sont produites, et pourtant, le chômage ne cesse d’augmenter et reste un problème de société majeur.
Ne serait-il pas temps de changer d’approche ? Et si la croissance ne créait pas plus d’emplois qu’elle n’en détruit ? Allons plus loin. Et si le chômage et la précarité étaient les conséquences directes de l’idéologie de la croissance, c’est-à-dire du productivisme et du consumérisme ? Dans une société aux besoins toujours plus immenses, comment soutenir le train de vie de certains, sans le faire au détriment des autres ? Dans une société de la frustration permanente, comment penser le partage du travail et de ses fruits, sans avoir peur de ne pas avoir assez ?
Une contrainte supplémentaire s’ajoute au mythe de la croissance, seule capable de créer de l’emploi. C’est la contrainte environnementale, la déplétion des ressources, la destruction de la biodiversité, et le changement climatique. Une croissance illimitée est impossible. C’est une certitude, la croissance va s’arrêter. Et même si ces questions ne sont plus méconnues, elles sont complètement ignorées, par tous, quand il s’agit de s’attaquer au « problème » du chômage. Ce qui est une erreur monumentale car le chômage n’est que le symptôme de problèmes interconnectés, dont la crise écologique.
L’intention de la Décroissance est de répondre conjointement à la crise environnementale, à l’augmentation des inégalités et à la perte de sens, engendrées par la société de Croissance. En cela, elle prétend proposer des solutions au symptôme du chômage en pensant totalement différemment la production (le contenu et la quantité) ainsi que le partage (travail et redistribution). Solutions qu’on retrouve autour de l’anticonsumérisme (antipub, quête de sens, modes de vie alternatifs), les différents revenus de base tel que la Dotation Inconditionnelle d’Autonomie, les mécanismes de solidarité, etc., etc.
Dire que « la croissance, c’est le problème » pourrait n’être qu’un slogan. Mais lorsqu’il s’agit du chômage, ce slogan est une nouvelle fois réellement fondé.
Consommer plus pour travailler plus …
Pour bien saisir, il faut d’abord distinguer la notion de travail de celles de l’emploi et du chômage. Le travail recouvre des notions variées. C’est du temps passé à produire des biens et services. Lorsqu’il est rémunéré, il devient un emploi qui s’apparente à la marchandisation du travail. L’emploi ne concerne donc pas la totalité du temps humain à travailler. Tout travail n’est pas synonyme d’emploi. Ainsi, le travail désigne également des activités non rémunérées (travail domestique, familial, associatif, de l’étudiant …).
Dans notre société, le travail rémunéré – l’emploi donc – est considéré comme une condition fondamentale de la vie humaine car il procure à l’homme des moyens d’existence. Dans une société marchande où l’accès aux richesses passe nécessairement par la monnaie, l’emploi devient quasiment le seul moyen de subsister. Le chômage devenant l’absence d’autonomie et la condamnation à l’assistance sociale.
Dans une société au pétrole abondant, le besoin de travailler pour répondre aux besoins de haute nécessité est bien inférieur à 35h par personne. D’aucuns parlent de 10 à 15 heures par semaine. D’abord, parce que le pétrole permet d’utiliser des machines, mais aussi parce qu’il permet d’aller exploiter des populations du bout du monde, ce qui dans les deux cas augmente le gain de productivité. Si seulement, notre vision du « travaillisme » – incapable d’envisager la réduction du temps de travail – ne nous poussait pas au productivisme infini, pour lutter contre le chômage.
Par conséquent, pour lutter contre le chômage le raisonnement de nos « élites » est simple : il suffit de créer du travail. Et pour créer du travail, il faut créer toujours plus de besoins, donc jouer sur nos frustrations et nos désirs. Il faut aussi que l’ensemble de nos vies soit marchandisé, car ce qui est marchandisé nécessite une production de biens ou de services donc des emplois … Pour créer de l’emploi, n’importe quel travail qui produise des marchandises qui se vendent, ou des services qui se monnayent, vaut le coup d’être créé. Et ce, quelle que soit son utilité ou ses impacts sociaux et environnementaux. Tant que ça se vend, nous produisons toujours plus et peu importe les conséquences.
Ainsi, la lutte contre le chômage pousse à générer ces emplois inutiles. Et notre société est aspirée par le consumérisme et le productivisme.
Serions-nous alors dans une impasse ? Condamnés à consommer toujours plus, à dénier les limites environnementales, à mettre sous le tapis la croissance des inégalités, et à se moquer de la perte de sens sous prétexte d’ avoir tous un emploi, quel qu’il soit ? Serions-nous condamnés à voir brandir le spectre du chômage et la perte de pouvoir d’achat quand il s’agit de mettre en place la transition écologique ?
Les emplois verts et notre train de vie
Nos amis écologistes tentent de résoudre cette contradiction en clamant que l’écologie crée justement de l’emploi. Les éoliennes, ça crée de l’emploi ; isoler les bâtiments crée de l’emploi ; l’agriculture bio crée de l’emploi ; fabriquer des voitures électriques, ça crée de l’emploi ; la transition vers une agriculture de proximité à petite échelle ou encore l’artisanat crée de l’emploi, etc, etc. Dans un sens, ce n’est pas faux. Mais même si notre intention n’est pas de remettre en cause leur sincérité, ce genre de propos donne à penser que la « transition écologique » telle qu’elle est pensée aujourd’hui, permettrait de donner du boulot à tout le monde, tout en maintenant le même train de vie. En cela, c’est une imposture.
– Soit la création d’emplois se fait en remplacement d’autres d’emplois, et c’est de la reconversion. On remplace une production par une autre. Le charbon par l’éolien par exemple. On a donc remplacé un emploi par un autre. On pollue moins, ce qui n’est pas négligeable, mais on ne produit pas plus d’énergie, donc de richesses. Au final, on a autant d’emplois pour autant de richesses produites.
– Soit la création d’emplois se fait au détriment de notre train de vie, et c’est du partage d’emplois. On remplace la mécanisation agricole par de la main d’œuvre, par exemple. Ce qui était produit par un seul individu l’est alors par plusieurs individus. La même quantité est produite à plusieurs. Ce qui revient à partager en parts plus nombreuses, une même quantité produite. Ce qui revient donc à des salaires partagés.
Dans ces deux cas, certes, les activités sont plus soutenables écologiquement, mais soit nous ne créons pas d’emploi, soit nous baissons notre train de vie. Au final, il n’y a pas de créations franches d’emplois à pouvoir d’achat constant sans croissance, c’est-à-dire sans compromettre la transition écologique.
Mais il y a pire comme mystification. Le pire, c’est de créer des emplois dits « écologiques » qui n’ont pas d’effets bénéfiques sur l’environnement. C’est ce qu’on appelle l’économie verte. Ce n’est pas l’économie au service de l’écologie. C’est l’écologie au service de l’économie. C’est l’esprit des différentes lois récentes (la « loi de transition écologique pour la croissance verte », la « loi climat ») qui, en dépit de quelques bonnes intentions, servent, soit de prétextes pour créer de nouveaux secteurs économiques facteurs de nouvelles croissances, soit à légitimer à coups de peintures vertes des pollutions et gaspillages pour maintenir des secteurs en activité. Dans ce contexte, nous voyons parfaitement l’enjeu que représente le réchauffement climatique en terme de « création d’emplois » et la manne que sont le green-washing, la croissance écologique, les smarts technologies et caetera.
Mais, ne nous leurrons pas, la croissance aura beau être verte écarlate, elle ne se fera pas sans destruction de l’environnement. Le découplage entre PIB et consommation de ressources (notamment le pétrole et les terres rares) n’existe pas, là aussi il s’agit bien d’un mythe.
Toxics jobs
Mais le cercle destructeur du travail va plus loin. Sous prétexte de « créer de l’emploi pour créer de l’emploi », on tombe dans un mécanisme d’emplois toxiques qui rend encore plus injuste le partage des richesses par l’emploi.
Avant d’aborder les emplois toxiques, constatons que même les emplois ordinaires sont souvent destructeurs pour les travailleurs, que ce soit physiquement ou psychologiquement. Les contraintes de productivité ou les cadences imposées (avec l’adage du travailler plus avec moins de personnel) finissent par casser les individus. Donc, même en temps « normal », nous sommes loin du travail sensé contribuer à notre épanouissement et nous élever, tant celui-ci rime avec stress, dépression, harcèlement, accident de travail, voire suicide …
Ceux qui travaillent souffrent de travailler tandis que ceux qui ne travaillent pas souffrent de ne pas travailler.
S’ajoute à cela ce concept récent de bullshit jobs, porté par David Graeber, qui est venu confirmer la crise de l’emploi : « Je définis un travail comme un job à la con, quand même la personne qui effectue ce travail ne peut pas justifier l’existence de son travail. Ou si cette personne pense que si son job n’existait pas, cela ne ferait aucune différence, voire que le monde s’en porterait même mieux ». Nos sociétés capitalistes reposeraient désormais sur l’aliénation d’une majorité de travailleurs par l’occupation d’emplois simplement inutiles voire vides de sens. A ces emplois, nous pourrions rajouter les destroy jobs, ces emplois qui ont un impact néfaste sur l’environnement (en sachant que les bullshit jobs sont très souvent des destroy jobs).
Il ne s’agit pas de porter un jugement de valeur sur les employés, ni même sur les métiers en question, il s’agit de réfléchir aux impacts de ces emplois.
Ici, il s’agit donc des emplois qui ne participent pas à la création de richesses nécessaires à la société, comme le logement, l’alimentation, les vêtements, la santé, les services publics, l’éducation, les liens sociaux, …. Il s’agit de ceux qui auraient plutôt tendance à créer de la frustration (la publicité), du virtuel (la com’ et le management), du hors-sol (la finance, l’optimisation fiscale), du futile (le consumérisme), du gaspillage (certains transports, les déchets absurdes, etc.), mais ont malheureusement un impact bien concret sur la vie des gens et sur l’environnement.
L’impact sur l’environnement est évident. La plupart de ces emplois ont pour seul objectif de produire pour produire. Peu importe que l’utilité sociale soit discutable, voire nulle, ces bullshit-job sont là pour faire du PIB. Or, il n’y pas de dé-corrélation possible entre le PIB et la consommation de ressources. Tous les emplois, quels qu’ils soient, sont sources (plus ou moins directes) de gaspillages, de pollutions, de destructions …
L’impact sur la vie des gens peut s’expliquer d’une façon simple, certes grossière, mais physiquement juste. Les titulaires de ces emplois transfèrent la charge de travail nécessaire à subvenir à leurs propres besoins sur d’autres travailleurs. En effet, les emplois toxiques ne répondent pas aux besoins de nécessité, mais les employés touchent quand même un salaire qui leur permet d’accéder aux richesses nécessaires pour se loger, se nourrir, de soigner, de vêtir, etc. Tous ces biens sont donc produits par d’autres travailleurs en échange de l’inutilité des « bullshit jobs ». Ce qui revient à contraindre ces travailleurs à travailler plus que nécessaire, ou à gagner moins que ce que leur travail mériterait. Déjà que le « devoir d’achat » est important, ces travailleurs doivent passer une partie de leur temps de travail à entretenir des « rentiers ».
Certains de ces emplois toxiques sont même mis sur un piédestal car ils procurent des salaires élevés et une reconnaissance sociale indécente… Les inégalités, financières et morales s’en trouvent renforcées.
Pour les emplois toxiques qui ne bénéficient pas de reconnaissance sociale, l’impact humain est catastrophique – dépression, burn-out, mal-être physique et psychologique – ces employés ayant de plus en plus conscience de la superficialité de leur contribution à la société.
Le chômage, le grand détournement
La solution au chômage n’est donc pas de produire toujours plus. Il faudrait le répéter mille et mille fois. La solution du chômage n’est donc pas de produire toujours plus.
Derrière la question de l’emploi se cache d’abord la question du partage. Elle se « cache » au sens propre, car la gravité des conséquences du chômage permet d’occulter toutes les questions de société sous-jacentes. Le chômage, présenté comme un phénomène naturel contre lequel il faut lutter tous ensemble au delà des clivages, c’est bien pratique pour détourner l’attention de la population. La priorité étant de créer de l’emploi, il est donc indécent de questionner le pourquoi et le comment des emplois. Et pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit.
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Lire la 2ème partie (juin 2021) : http://www.projet-decroissance.net/?p=2756