Entre le Manifeste étudiant pour un réveil écologique et l’article du Monde « « Une perte de sens totale » : le malaise grandissant des jeunes ingénieurs face au climat », les signaux attestant une remise en cause par les jeunes ingénieurs de l’avenir professionnel qui leur est dessiné se multiplient. Il est temps de remettre le sens au cœur de l’enseignement et de repenser le rôle de l’ingénieur.
L’enseignement des ingénieurs s’écarte de sa mission de service public
La liste des partenaires de nos écoles d’ingénieurs fait froid dans le dos. Le système éducatif dont nous sommes issus pactise avec de nombreuses multinationales responsables de conséquences environnementales et sociales tragiques désormais connues. Alors que tous les voyants de notre société virent au rouge (catastrophe climatique, effondrement de la biodiversité, raréfaction de ressources mais aussi atteintes aux libertés et aux droits de l’Homme, progression des inégalités, évasion fiscale, instabilité économique), nous ne nous résignons pas aux carrières qui nous sont tracées.
La collusion entre écoles publiques et entreprises intéressées aboutit à l’intervention de change managers, de chargés de consulting et autres responsables costing/pricing dans nos écoles. Ces interventions ne consistent en rien à former les ingénieurs responsables que la situation actuelle appelle. En privilégiant ainsi le formatage des étudiants aux recettes déployées dans les entreprises pourvoyeuses d’emplois, nos écoles s’écartent de leur mission de service public de répondre à l’intérêt général. Le client n’est plus la société, ni l’étudiant lui-même, mais les entreprises à but lucratif demandeuses de jeunes diplômés dociles et efficaces.
Aujourd’hui, un jeune ingénieur diplômé a suivi au long de sa formation des cours de marketing, de finance, de stratégie d’entreprise. Aujourd’hui, un jeune ingénieur diplômé sort sans avoir eu l’occasion d’entendre prononcés dans son cursus les mots Décroissance ou low tech. Aujourd’hui, un jeune ingénieur diplômé ne sait plus comment réparer un vélo. Cette transformation dans les savoirs enseignés n’est pas à la hauteur des enjeux auxquels nous sommes confrontés.
Pour un nouveau rapport à la technique
Le rapport de l’ingénieur et de la société à la technique doit aujourd’hui être repensé. Il est temps de sortir de la soumission au « progrès technique » et aux « avancées » qu’on ne peut plus se permettre : course aux high tech, intelligence artificielle, transhumanisme… Face aux nombreuses externalités négatives engendrées par ces technologies (extraction toujours plus énergivore de matériaux toujours plus rares, pollutions, exploitation des mineurs par des milices armées…), l’avenir est à la sobriété et aux low tech !
Les « 7 commandements » des low tech de Philippe Bihouix (L’âge des low tech, éditions du Seuil, collection Anthropocène, 2014) © Philippe Bihouix
Bien qu’il faille conserver des compétences technologiques de pointe – par exemple dans le domaine de la gestion des déchets nucléaires, la plupart des défis actuels ne sont plus techniques. Des milliers d’acteurs, de communautés, de collectivités mettent en œuvre les solutions permettant à nos sociétés d’envisager un avenir moins funeste que celui que nous promet la fuite en avant technologique perpétuelle. Les solutions sont là.
Le rôle de l’ingénieur réside donc désormais dans la recherche, la mise en œuvre et le déploiement de ces solutions. Avec en tête les questions auxquelles ses compétences permettent de répondre : Pour un produit ou une solution, quels sont les véritables processus de fabrication ? Quels matériaux sont nécessaires à sa fabrication ? Quel impact environnemental celle-ci a-t-elle ? Comment en gérer la fin de vie ?
Ces questions étaient récemment au cœur des débats lors d’une conférence « Ingénieur et Décroissance » donnée à Centrale Nantes.
De nouvelles attentes
Nos aspirations ont changé. La signature par plus de 30 000 étudiants du Manifeste pour un réveil écologique, publié en 2018, en atteste : « Au fur et à mesure que nous nous approchons de notre premier emploi, nous nous apercevons que le système dont nous faisons partie nous oriente vers des postes souvent incompatibles avec le fruit de nos réflexions et nous enferme dans des contradictions quotidiennes ». De plus en plus de futurs diplômés se refusent à une carrière prometteuse au sein d’entreprises dont les valeurs et les agissements sont contraires à ce que la situation exige. Les entreprises que l’on côtoie au cours de nos études, y compris celles se revendiquant des concepts mensongers de « développement durable » ou de « croissance verte », ne nous font plus rêver, nous répugnent.
Les contradictions entre les opportunités qui s’offrent à nous et pour lesquelles nous sommes formés et nos valeurs sont grandissantes. Il est encore temps d’adopter un nouveau rapport au temps et au travail, de faire disparaître les bullshit jobs et de remettre le sens au cœur de l’enseignement et du rôle de l’ingénieur. Il s’agit de questionner, de remettre en cause les discours dominants ou considérés comme admis. Redonnons du sens à nos activités, raisonnons et agissons à la recherche de sobriété, de résilience et de convivialité.
Paul-Henri François et Corentin Gaillard
Élèves ingénieurs à Centrale Nantes, actuellement en stage, à Budapest, autour du thème du rôle de l’ingénieur dans une société de Décroissance au sein de la coopérative sociale Cargonomia.