Cette recension de Yves-Marie Abraham (en pdf ici) est parue dans Les cahiers de lecture de l’Action nationale, Volume VIII, numéro 3, été 2014, p. 25.
Le projet d’une « décroissance soutenable » a fait son apparition dans le débat public il y a un peu plus de dix ans maintenant. Il s’agissait en réalité de la réapparition sous une expression nouvelle d’idées formulées dans les années 1960 et 1970, que la révolution conservatrice et l’idéologie du développement durable avaient éclipsées depuis. Ces idées peuvent être résumées ainsi : la croissance économique que nos « responsables » présentent comme une condition nécessaire à la résolution de tous nos problèmes collectifs est en fait la cause de ces problèmes. Cette course sans fin à la production de marchandises que mesure le PIB s’avère destructrice, injuste et aliénante. Non seulement cette croissance infinie dans un monde fini est impossible, mais elle n’est pas souhaitable au nom des valeurs d’égalité et de liberté qui sont censées être les nôtres. Il faut donc rompre collectivement avec le dogme de la croissance et s’engager résolument dans l’élaboration de sociétés post-croissance.
Comment réussir cette révolution? C’est l’objet du livre de Liegey et de ses compagnons que de tenter de répondre à cette question, en proposant un outil de transition « démocratique et sereine » vers des sociétés libérées du carcan de la croissance : la Dotation Inconditionnelle d’Autonomie (DIA). Dans son principe, la DIA consiste à garantir à tous les membres d’une collectivité (ville, région, pays,…), de la naissance à la mort, l’accès gratuit à la quantité minimum de biens (eau, énergie, sol, nourriture, vêtements,…) et de services (santé, éducation, transport, culture…) considérée par cette collectivité comme indispensable à une vie humaine digne d’être vécue. Cette quantité est décidée démocratiquement, donc localement, dans le respect des limites écologiques du territoire occupé par les humains concernés. Ceux qui le souhaitent peuvent consommer davantage de biens et de services, mais à un prix tenant compte des coûts, écologiques notamment, de cette surconsommation. Outre cette règle de la gratuité du bon usage et du renchérissement du mésusage, un Revenu Maximum Acceptable (RMA), fixé lui aussi sur une base démocratique, achève d’imposer des limites à la consommation et à la production, dans le but de réduire à la fois les inégalités et la dévastation écologique. La médiation monétaire n’est pas éliminée, mais prend la forme de monnaies locales fondantes (dont la valeur décline avec le temps), que l’on ne peut donc thésauriser.
Produire moins, partager plus et décider davantage : tels sont les trois principes de base de la DIA. Leur application débouche sur une remise en cause fondamentale de cette machine à produire les marchandises qu’est l’entreprise capitaliste (privée ou d’État). Son
moteur principal, le salariat, perd en effet sa nécessité dès lors que cette Dotation est mise en place. Quant à sa condition de possibilité, la propriété privée des moyens de production, elle ne peut qu’être abolie, au profit de la seule propriété d’usage, conformément au slogan zapatiste : « la terre appartient à celui qui la travaille ». Évidemment, les auteurs de ce petit livre (vert!) ont conscience que bon nombre de leurs contemporains, à commencer bien sûr par les élites au pouvoir, ne sont pas encore prêts à sauter le pas vers la DIA. Ils esquissent donc trois scénarios possibles qui pourraient nous y conduire, sans violence ni désastres, à partir de la situation actuelle des sociétés occidentales. Le plus probable d’entre eux passe par la multiplication d’expérimentations locales collectives jusqu’à l’atteinte d’une masse critique et de résultats suffisamment encourageants pour convaincre des autorités politiques locales, régionales ou nationales de soutenir le mouvement; un soutien qui pourrait prendre la forme d’une réduction significative du temps de travail, dans le but de partager celui-ci. Le temps ainsi libéré devrait permettre alors à chacun de commencer à reprendre le contrôle de son existence, notamment en participant plus activement à la vie politique de sa collectivité et en apprenant à produire et consommer en fonction de ses besoins et non plus des exigences capitalistes. Une dernière étape vers la DIA pourrait être ensuite la mise en place, à titre transitoire toujours, d’un Revenu Inconditionnel d’Existence (RIE), ultime clou planté dans le cercueil de l’emploi salarié par lequel le Capital se valorise à nos dépens.
L’ouvrage de Liegey, Madelaine, Ondet et Veillot connaît un succès considérable en Europe depuis sa parution en janvier 2013. Jusqu’à cette date, la littérature « décroissanciste » avait porté principalement sur la critique des effets pervers de la croissance économique, ne livrant que quelques propositions éparses, souvent hétéroclites, concernant la transition vers des sociétés post-croissance. Un projet de décroissance a le grand mérite d’être la première tentative sérieuse de réponse à la question « Que faire? » dans une perspective décroissanciste. Il réussit par ailleurs à intégrer l’essentiel des idées développées par les « objecteurs de croissance » depuis dix ans, dans un « outil » cohérent et pragmatique. On doit saluer enfin le ton de cet ouvrage, très critique sur le fond, mais tout à fait non-violent dans la forme. Les lecteurs qu’un discours révolutionnaire pourrait inquiéter apprécieront l’anticapitalisme sans haine qu’affichent les quatre jeunes auteurs. Celles et ceux qui demeurent convaincus de la nécessité de la croissance économique resteront évidemment dubitatifs. A ceux-là, nous conseillerons plutôt la lecture de textes soulignant les limites de la croissance, comme ceux dont nous avons rendu compte dans un précédent numéro des Cahiers (« Il n’y a pas d’avenir pour les goinfres », automne 2013). En revanche, Un projet de décroissance doit absolument être lu et débattu par toutes celles et tous ceux qui se préoccupent de libérer notre monde de la « cage d’acier » du capitalisme.
Yves-Marie Abraham
La version pdf : clic
Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet, Anne-Isabelle Veillot, Un projet de décroissance. Manifeste pour une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie (DIA), Montréal, Écosociété, 2014, 147 pages.
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