Sa formation d’ingénieur ne semblait pas prédisposer Vincent Liegey à devenir un porte-parole du Parti Pour La Décroissance. Mais la curiosité intellectuelle et l’engagement de ce chercheur touche-à-tout, passé aussi par le cinéma, a fait le reste. Et ses bases scientifiques solides lui ont permis d’aborder des économistes complexes tels que Nicholas Georgescu-Roegen, considéré comme le père du mouvement, avant de de dévorer Ivan Illich et Serge Latouche entre autres.
Vincent Liegey vit désormais à Budapest, où il est témoin et acteur de la naissance d’alternatives, et nomadise d’initiative en initiatives, pour présenter son livre, « Un projet de Décroissance » et tenter de fédérer une nébuleuse aussi diverse que féconde.
Vous le notez vous-même : le mot décroissance suscite un certain nombre d’incompréhensions. Faut-il lui en substituer d’autres ?
C’est un mot qui a les qualités de ses défauts, et vis-à-vis duquel nous ne sommes pas dans le fétichisme, un outil sémantique qui s’est imposé et qui joue son rôle. Il est efficace parce qu’il s’attaque à un dogme peu débattu et profondément ancré dans l’imaginaire collectif : les bienfaits de la croissance. Ce mot touche là où ça fait mal, d’où son succès, alors que nous sommes très minoritaires ! Tant qu’il fait sens, il faut le garder, et je crains que l’on en ait besoin pour quelques années. Il suffit d’écouter l’incapacité des économistes, politiques, journalistes à penser la société et ce qu’on appelle la crise autrement que sous couvert de la croissance !
Je défends par ailleurs une convergence avec d’autres mouvements qui posent les mêmes questions que nous, sans partager cette étiquette. Disons que l’aspect provocateur du mot me correspond, et qu’il est porteur d’une pensée solide. La décroissance est en train de s’imposer comme un véritable mouvement de pensée, reconnu pour la richesse et la diversité de ses sources, et pour ses recherches sur la place de la science, du chercheur, des expérimentations concrètes dans un projet de société.
Cette diversité des sources peut donner lieu à des controverses : la décroissance peut être tirée vers des courants de pensée conservateurs, voire réactionnaires…
C’est le propre de toute pensée politique émergente ! Dans notre situation d’effondrement d’une civilisation, le danger existe de basculer vers des monstruosités. L’extrême majorité des acteurs que je côtoie dans ce mouvement depuis plusieurs années se montre prudente, réfléchie, humble ; ils ont tiré les leçons des erreurs des utopies passées. Je n’en ai jamais rencontré qui défendent le malthusianisme(1) ou sombrent dans le risque identitaire d’une décroissance d’extrême-droite. Nous débattons souvent autour de de la relocalisation ouverte, du multiculturalisme, de la liberté de se déplacer, de la nécessité de se confronter. Ce qui compte, c’est de transformer les modes de vie plutôt que de prétendre comme Malthus qu’il y a trop de pauvres !
Vous avez parlé d’expérimentations concrètes. On assiste aujourd’hui à un véritable foisonnement d’initiatives qui ne se classeraient pas toutes sous le label « décroissant » mais vont dans le sens d’un vivre autrement.
Nous sommes en train de renouer avec une tradition issue entre autres des socialistes utopiques : on agit. On ne se cantonne pas au discours, on ne prétend pas créer la société parfaite pour l’homme parfait sur le papier ; on expérimente et on applique à nous-mêmes ce que l’on développe comme théories dans une approche transdisciplinaire. On assume la complexité du monde qui nous entoure, en se demandant comment construire une autre société, démocratique, relocalisée, conviviale, qui fasse sens… Un peu partout ou je vais, j’observe de plus en plus de citoyens qui ont l’envie s’emparer de cette nouvelle politique par le faire, y compris aux Etats-Unis et dans les pays du Sud. Cela reste minoritaire, mais on assiste à une transformation silencieuse de la société, une transition en marche.
Cela ne suffira pas à tout changer mais ces alternatives concrètes seront des bulles de résistance face à des chocs tels qu’un effondrement économique, une catastrophe écologique ou la prise de pouvoir d’un mouvement d’extrême-droite.
Qu’est -ce qui vous paraît le plus remarquable dans ce foisonnement ?
Ce qui me frappe, c’est que dans une société où le mal-être et la souffrance vont grandissant, on rencontre des gens épanouis, souriants, qui retrouvent un sens à leur vie et renouent avec d’autres rapports à l’autre. Dans ces mouvements, les gens se libèrent de l’obsession consommatrice véhiculée par les grands médias et par la publicité (deuxième budget mondial!). On retrouve du bien être, de l’autonomie, du sourire, dans une société où beaucoup de gens sont malheureux même lorsqu’ils ont tout.
Le faire est un outil puissant de décolonisation des imaginaires. Ça commence dès qu’on prend son vélo au lieu de sa voiture !
Vous vivez en Hongrie, un pays où la population a longtemps rêvé du modèle consumériste de l’Ouest et où l’on pourrait imaginer que ce discours a du mal à passer. Pourtant, des alternatives y prennent pied aussi…
Je ne m’en rendais pas forcément compte à l’époque, mais ce qui m’a fait partir dans les pays de l’ancien bloc communiste, épargnés par le déferlement de la consommation et de la publicité, est lié à la persistance de choses désormais détruites à l’Ouest : la qualité des relations humaines, un autre rapport au temps… Tant qu’on ne les a pas perdues, on ne se rend pas compte de leur importance. L’ Occidentalisation de l’Europe centrale a avancé moins vite qu’on n’aurait pu l’imaginer. Il subsiste des poches de résistance, et la crise provoque des désillusions très fortes vis-à-vis de cette image fantasmée de l’Ouest. On entend souvent cette phrase : «sous le communisme, on n’avait pas le droit de voyager à l’étranger, aujourd’hui on n’a pas d’argent pour le faire ». Les gens se rendent compte que leurs nouvelles libertés se heurtent à des blocages économiques, et à la destruction de valeurs symboliques et de liens humains.
Une partie de la société hongroise questionne sa relation à la production agricole et à la terre, son rapport au travail, s’inquiète des inégalités qui ont totalement explosé, et de la montée de l’extrême-droite qui existait peu voici encore quelques années. Avec la crise, il font face à la nécessite de trouver des solutions, et expérimentent eux aussi une réappropriation par le faire. Le débat est ouvert, y compris sur la question des Roms traitée de manière monstrueuse en France : il y a des choses à faire autour de la décroissance, de la convivialité, de la réappropriation de savoir-faire.
Ces thématiques interpellent les ruraux, la jeunesse, les Roms et font leur chemin. Les pires blocages viennent d’une élite occidentalisée, conditionnée par ses études dans les grandes écoles de commerce, et qui n’arrive pas à penser le monde en dehors d’une vision linéaire du progrès économique issue des Trente Glorieuses !
Propos recueillis par Valérie de Saint-Do
Vincent Liégey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet, Anne-Isabelle Veillot, Un projet de décroissance. Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie, préface de Paul Ariès, Les Éditions Utopia, janvier 2013.
Entretien réalisé pour le journal HUM n°4, édité par le Voyage à Nantes dans le cadre de la Cantine du Voyage, et fabriqué par le Parti poétique (Olivier Darné et Emmanuelle Roule, artistes associés de la Cantine) et Valérie de St-Do.
Ping : Avec « Un Projet de Décroissance »… consommer moins pour plus de convivialité ! | Manifeste pour une Dotation Inconditionnelle d'Autonomie
Ping : La Décroissance sans l’austè...
Ping : La Décroissance sans l’austè...