Par Serge Latouche, Professeur émérite d’économie à l’Université d’Orsay, objecteur de croissance.
Avec son aimable autorisation
Introduction : Qu’est-ce que la « rilance » ? C’est au fond ce qui a été proposé au sommet (G8/G20) de Toronto, un programme affichant simultanément et la relance et l’austérité. Le premier ministre allemand, Angela Merkel, plaidait pour une politique vigoureuse de rigueur et d’austérité. Le président américain, Barak Obama, craignant de casser la timide reprise de l’économie mondiale et étatsunienne par une politique déflationniste, plaidait pour la relance raisonnable. L’accord final s’est fait sur une synthèse bancale : la reprise contrôlée dans la rigueur et l’austérité tempérée par la relance. Notre ministre de l’Economie, qui n’était pas encore présidente du FMI, Christine Lagarde, a alors risqué le néologisme « rilance » (contraction de rigueur et relance) ! Ce faisant, elle emboitait le pas au conseiller du président Sarkozy, Alain Minc, qui, interrogé sur ce qu’il fallait faire dans la situation critique engendrée par la déstabilisation des Etats par les marchés financiers que ces mêmes Etats venaient de sauver de la déconfiture, a eu cette formule admirable : Il faut appuyer à la fois sur le frein et sur l’accélérateur.
Toutefois, dénoncer la double imposture de ce programme constitue un triple défi pour moi :
D’abord parler en ce lieu, l’enceinte du parlement européen à Bruxelles – temple de la religion de la croissance – à partir d’une position iconoclaste, la décroissance, d’un sujet dont, de plus, je ne suis pas spécialiste, la Grèce et la crise de la dette souveraine.
Ensuite, parler en ce lieu – temple de la politique – à partir d’une position de « savant », donc pour reprendre la distinction et l’analyse de Weber, selon l’éthique de la conviction et non l’éthique de la responsabilité.
Enfin, Soutenir un point de vue paradoxal : ni rigueur, ni relance !
Rejeter la rigueur ou l’austérité est une position sur laquelle je peux au moins trouver des alliés (même si très minoritaires) tant chez les économistes, par exemple Fréderic Lordon, que chez les politiques, par exemple J-L Mélanchon dans son programme actuel.
Rejeter la reprise de la croissance productiviste et sortir de la religion de la croissance est une position, admise par certains écologistes pour le long terme, mais totalement oubliée pour le court terme.
C’est pourtant à ce triple défi que je vais tenter de répondre, en reprenant les deux refus celui de la rigueur et celui de la relance.
I – Ni rigueur : Refuser l’austérité.
La crise grecque s’inscrit dans le contexte plus large d’une crise de l’Euro et d’une crise de l’Europe. Et bien sûr d’une crise civilisationnelle de la société de consommation, c’est-à-dire une crise qui conjoint une crise financière, une crise économique, une crise sociale, une crise culturelle et une crise écologique. Ma conviction profonde est qu’en résolvant la crise de l’Europe et de l’Euro, sinon la crise de la civilisation consumériste, on résoudra la crise grecque, mais qu’en maintenant la Grèce sous perfusion à coup de prêts conditionnés par des cures de plus en plus fortes d’austérité, on ne sauvera ni la Grèce, ni l’Europe et qu’on aura plongé les peuples dans le désespoir.
Rejeter l’austérité suppose d’abord de lever deux tabous qui sont à la base de la construction européenne : l’inflation et le protectionnisme
Le projet de la décroissance, c’est-à-dire celui de construire une société d’abondance frugale ou de prospérité sans croissance, implique de réhabiliter deux phénomènes qui ont pu faire l’objet de politiques systématiques par le passé : le protectionnisme et l’inflation. Les politiques tarifaires systématiques de construction et reconstruction de l’appareil productif, de défense des activités nationales et de protection sociale, et celles de financement du déficit budgétaire par un recours raisonné à l’émission de monnaie engendrant cette « gentle rise of price level » (inflation modérée) préconisée par Keynes, ont accompagné l’exceptionnelle croissance des économies occidentales de l’après guerre, ce que l’on a appelé en France les trente glorieuses – à vrai dire la seule période dans l’histoire moderne où les classes laborieuses ont joui d’un relatif bien-être. Ces deux instruments ont été proscrits par la contrerévolution néo-libérale et les politiques qui voudraient les préconiser sont aujourd’hui anathémisées, même si tous les gouvernements qui le peuvent y ont recours de façon plus ou moins subreptice et insidieuse.
Comme tous les instruments, le protectionnisme et l’inflation peuvent avoir des effets négatifs et pervers – et ce sont surtout ceux-là que l’on observe aujourd’hui de leur utilisation honteuse (1) – mais il est indispensable d’y avoir recours intelligemment pour résoudre de façon satisfaisante socialement les crises actuelles. Eviter la catastrophe d’une austérité déflationniste, mais aussi le désastre assuré d’une reprise productiviste.
Or pour cela, aujourd’hui, il faut probablement sortir de l’Euro, à défaut de pouvoir le corriger. Il faut se réapproprier la monnaie qui doit retrouver sa place : servir et non asservir. La monnaie peut être un bon serviteur, mais elle est toujours un mauvais maitre.
Notons d’abord que la relance de madame Lagarde n’est pas la relance productiviste de Joseph Stiglitz, c’est la relance de l’économie de casino, celle de la spéculation boursière et immobilière, pour l’essentiel.
Et, en effet, pour les gouvernements en place, le slogan « Et la relance, et l’austérité » signifie la relance pour le capital et l’austérité pour les populations. Au nom de la relance, d’ailleurs largement illusoire, de l’investissement et totalement fallacieuse de l’emploi, on baisse ou l’on supprime, les charges sociales, la taxe professionnelle et l’impôt sur les bénéfices des entreprises. On renonce à toute imposition des superprofits bancaires et financiers, tandis que l’austérité frappe de plein fouet les salariés et les classes moyennes et inférieures avec baisse des rémunérations, réduction des prestations sociales, recul de l’âge légal de la retraite (qui signifie concrètement la diminution de son montant). Pour compléter le tout et préparer la reprise mythique, on démantèle toujours plus les services publics et on privatise à tout va ce qui ne l’a pas encore été, avec suppression massive de postes (enseignement, santé, etc.). On assiste à une étrange concurrence masochiste à l’austérité. Le pays A annonce-t-il une baisse des salaires de 20 %, aussitôt, le pays B annonce qu’il va faire mieux avec 30 %, tandis que C pour ne pas être en reste s’empresse d’ajouter des mesures encore plus rigoureuses. Sommées par la publicité omniprésente de continuer à consommer toujours plus sans en avoir les moyens et à s’endetter sans perspective de pouvoir rembourser, il faudrait en quelque sorte expier la pseudo fête consumériste tout en continuant à la nourrir dans la morosité.
Cette politique d’austérité stupide ne peut qu’engendrer un cycle déflationniste qui précipitera la crise que la relance purement spéculative n’empêchera pas ; et les Etats exsangues ne pourront plus cette fois sauver les banques à coup de milliers de milliards de dollars.
Cette politique est non seulement immorale, mais elle est aussi absurde. On aura la faillite de l’Euro sinon de l’Europe et la catastrophe sociale.
En attendant cette éventualité, si les objecteurs de croissance étaient amenées à gérer les affaires de la Grèce, par exemple, quelle serait leur politique ? La répudiation pure et simple de la dette, c’est-à-dire la banqueroute de l’Etat serait un remède de cheval qui résoudrait le problème en le supprimant. Toutefois, cette solution radicale, qui n’est pas à exclure et aurait volontiers la faveur des « décroissants », risquerait de plonger le pays dans le chaos. Le problème, en effet, est qu’en pratique, la crise d’endettement des Etats n’est qu’un morceau du problème. La réponse théorique à la seule question de la dette des Etats qui, même pour les plus endettés, est de l’ordre du montant du PIB, est autrement plus facile à faire que celle concernant la solution de l’inflation mondiale des créances nées de la spéculation financière (2). La menace d’un risque systémique est loin d’être écartée.
En ce qui concerne la dette publique, son annulation risquerait de frapper non seulement les banques et les spéculateurs, mais aussi directement ou indirectement de petits épargnants qui ont fait confiance à leur Etat ou qui se sont fait refiler par leur banque et à leur insu des placements complexes comprenant des titres douteux. Une reconversion négociée (ce qui équivaut à une banqueroute partielle), comme cela s’est fait en Argentine après l’effondrement du peso, ou après un audit, comme le propose Eric Toussaint et une coalition d’ONG pour déterminer la part abusive de la dette, est sans doute préférable. On peut même prévoir le maintien du titre pour les petits porteurs et une dépréciation de 40 à 60 % pour les autres ou encore recourir à un « haircut » fiscal (3). Pour apurer la dette restante, un accroissement des recettes fiscales par une ponction exceptionnelle sur les profits financiers, comme le fait la Hongrie, ne serait pas mal venue et la mise en place de la fiscalité progressive avec, en tout premier lieu, dans le cas français l’abandon réel du bouclier fiscal et des niches scandaleuses.
Dans une société de croissance sans croissance, ce qui correspond plus ou moins à la situation actuelle, l’Etat est condamné à imposer aux citoyens l’enfer de l’austérité, avec en prime la destruction des services publics et la privatisation de ce qu’il est encore possible de vendre dans les bijoux de famille. Ce faisant on court le risque de créer une déflation et d’entrer dans le cycle infernal d’une spirale dépressive. C’est précisément pour éviter cela qu’il faut entreprendre de sortir de la société de croissance et de construire une société de décroissance.
II Ni relance : Sortir de la religion de la croissance.
Face à cette menace très présente, de bons esprits, comme Joseph Stiglitz, préconisent les vieilles recettes keynésiennes de la relance de la consommation et de l’investissement pour faire repartir la croissance. Cette thérapie n’est pas souhaitable. Pas souhaitable, parce que la planète ne peut plus le supporter, pas possible peut-être, parce que, du fait de l’épuisement des ressources naturelles (comprises au sens larges), depuis les années 70 déjà, les coûts de la croissance (quand elle a lieu) sont supérieurs à ses bénéfices. Les gains de productivité escomptables sont nuls ou quasi-nuls. Il faudrait encore privatiser et marchandiser les dernières réserves de vie sociale et faire croître la valeur d’une masse inchangée ou en diminution des valeurs d’usage, pour prolonger de quelques années seulement l’illusion de la croissance.
Toutefois, ce programme social-démocrate qui constitue le fonds de commerce des partis d’opposition n’est pas crédible, d’abord parce que ces partis ne sont pas en état de remettre en cause le carcan de fer du cadre néo-libéral qu’ils ont eux-mêmes contribué à construire au cours des trente dernières années et qui suppose une soumission sans faille aux dogmes monétaristes. L’exemple de la Grèce est ici assez éloquent.
Il s’agit de sortir de l’impératif de la croissance, autrement dit, de rejeter la recherche obsessionnelle de la croissance. Celle-ci n’est évidemment pas (et ne doit pas être) un but en soi ; elle ne constitue plus le moyen pour supprimer le chômage (4). Il faut tenter de construire une société d’abondance frugale, ou pour le dire comme Tim Jackson de Prospérité sans croissance.
En effet, le premier objectif de transition devrait être la recherche du plein emploi pour remédier à la misère d’une partie de la population. Cela pourrait être fait par une relocalisation systématique des activités utiles, une reconversion progressive des activités parasitaires comme la publicité ou nuisibles comme le nucléaire et l’armement, et une réduction programmée et significative du temps de travail. Pour le reste, c’est le recours à la planche à billets et donc à une inflation contrôlée (disons plus ou moins 5% par an) que nous préconiserions. Cette solution keynésienne qui équivaut au recours à une monnaie fondante en stimulant l’activité économique, sans pour autant rentrer dans logique de la croissance illimitée, favoriserait la solution des problèmes engendrés par l’abandon de la religion de la croissance.
Bien sûr, ce beau programme est plus facile à énoncer qu’à réaliser. Dans le cas de la Grèce, il suppose au minimum de sortir de l’Euro et de rétablir la drachme, probablement inconvertible, avec ce que cela implique : contrôle des changes et rétablissement des douanes. Le nécessaire protectionnisme sélectif de cette stratégie ferait horreur aux experts de Bruxelles et de l’O.M.C. Il faudrait donc s’attendre à des mesures de rétorsion et à des tentatives de déstabilisation extérieures relayées par le sabotage des intérêts lésés de l’intérieur. Ce programme semble donc aujourd’hui très utopique, mais quand nous serons au fond du marasme et de la vraie crise qui nous guette, il paraitra souhaitable et réaliste.
Conclusion : Dans la tragédie grecque ancienne, la catastrophe, c’est l’écriture de la strophe finale. Nous y sommes. Un peuple vote massivement pour un parti socialiste dont le programme était classiquement social-démocrate et, soumis à la pression des marchés financiers, se voit imposer une politique d’austérité néo-libérale par ce même parti obéissant aux injonctions conjointes de Bruxelles et du Fond Monétaire international. Refuser démocratiquement ce diktat, ce que l’Islande a pu faire, l’Euro en empêche la Grèce. Il est clair que le peuple grec n’accepterait probablement pas dans sa majorité, en tout cas pas facilement, les conséquences des ruptures nécessaires pour une autre politique (sortie de l’Euro, répudiation au moins partielle de la dette publique, mise au ban probable de l’Europe et embargo des pays « spoliés », fuite de capitaux, etc.). Mais « le sang et les larmes » suivant la fameuse formule de Churchill, sont déjà là, seulement, sans l’espoir de la victoire. Le projet de la décroissance ne prétend pas faire l’économie de ce sang et de ces larmes, mais au moins, il ouvre la porte de l’espoir. La seule façon d’y échapper, nous le souhaitons ardemment, serait de réussir à sortir l’Europe de la dictature des marchés et construire l’Europe de la solidarité, de la convivialité, ce ciment du lien social qu’Aristote appelait la philia.
Serge Latouche, Professeur émérite d’économie à l’Université d’Orsay, objecteur de croissance
(1) Selon la Banque mondiale, la conséquence du protectionnisme agricole du Nord serait un manque à gagner de 50 milliards de dollars par an pour les pays exportateurs du Sud. Le député vert Allemand, Sven Giegold, en a donné un autre exemple avec la politique fiscale allemande pour forcer les exportations.
(2) Selon la banque des règlements internationaux de Bâle, en effet, en février 2008 la création de produits dérivés atteignait 600 000 milliards de dollars soit de 11 à 15 fois le produit mondial ! Là, à part l’effondrement, même un décroissant n’a pas de remède miracle pour atterrir en douceur…
(3) C’est ce que propose Thomas Piketti dans une tribune du journal Libération du 28 juin. Il s’agit de faire payer par les banques une partie du remboursement de la dette.
(4) Selon les calcul d’Albert Jacquard, (J’accuse l’économie triomphante, Calmann Lévy 1995/ Poche 2004, p. 63), on estime qu’une croissance du PIB français de 4% par an entraînerait un recul du taux de chômage de 2%. A ce rythme-là, dans cinquante ans plus tard, le PIB aura été multiplié par 7 (+ 600%) mais le nombre de chômeurs ne baisserait que de 64 %. Etant donné que le chômage, toutes catégories confondues, concernait 5 millions de personnes en 2010, nous serons encore très loin du plein emploi en 2060, puisque subsisteraient un peu moins de 2 millions de chômeurs.
Publié en juillet 2011
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