Difficile de ne pas être sidéré depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Et pourtant, nous ne faisons qu’assister, ni plus ni moins, à la forme la plus caricaturale mais assumée, sans filtre, du modèle de société dominant dans lequel nous vivons depuis plusieurs siècles. Nous, ce sont les occidentaux éduqués, policés, qui ont toujours été du bon côté de l’histoire. Le choc, si choc il y a, est bien moins brutal pour d’autres pans de nos sociétés, de notre monde pour qui les souffrances ne feront que continuer. Plus rien ne m’étonne*…
Car ce système, c’est le capitalisme, colonial et extractiviste, masculiniste et brutal, oligarchique et individualiste. La prise de pouvoir de Donald Trump ne fait que mettre en évidence et accélérer la réalité autodestructrice et brutale de notre civilisation. Il ne s’agit en aucun cas d’une rupture, mais d’une continuité aussi caricaturale que cohérente. La destruction du vivant, l’explosion des inégalités, l’exploitation et l’accaparement sans limites de territoires et de ressources finies, la fuite en avant techno-scientiste n’ont pas attendu Trump ou Musk pour exister. La tentative d’instaurer un état de droit afin d’encadrer voire de moraliser le capitalisme est un espoir illusoire, un cache sexe qui a donné bonne conscience, nous a endormis. Dorénavant les choses semblent claires, du moins le débat doit s’ouvrir quant à remise en question profonde voire une sortie radicale de ce système.
Evidemment, même si elle s’inscrit dans une continuité, cela représente une tragédie inquiétante dont on ne peut se réjouir. Cette tragédie va d’abord toucher les plus faibles mais aussi les générations futures. Elle est le résultat d’un rapport de force qui défend l’intérêt d’une minorité et le profit immédiat contre l’intérêt général et l’avenir. Elle va à l’encontre de la science et du bon sens, au péril d’effondrements écologiques systémiques effrayants. Elle est aussi le fruit d’une manipulation, portée par un système médiatico-politique et des réseaux sociaux dans les mains d’une oligarchie aussi corrompue que cynique qui préfère le chaos que d’être remise en question.
Elle démontre aussi l’impasse de la démocratie libérale, où depuis plusieurs décennies, ce ne sont pas les idées qui gagnent mais les forces les plus puissantes économiquement. Nous avons la confirmation que nous sommes dans une ploutocratie et qu’il est temps de repenser en profondeur d’autres formes démocratiques plus directes, délibératives mais aussi exigeantes, inclusives et responsabilisantes.
En ce sens, l’épisode que nous vivons porte peut-être en lui une opportunité car il permet de bien clarifier les choses. Il oblige toutes celles et ceux qui sont vraiment sincères dans leurs aspirations progressistes, émancipatrices, de compréhension du réel écologique, à arrêter de se voiler la face. Et la science nous alerte depuis des décennies, il n’y pas de croissance verte ou soutenable, pas plus que le capitalisme ne peut être moralisé. Karl Polanyi, nous alertait déjà au siècle dernier sur la dangerosité de marchés dérégulés qui avait amené l’Europe vers l’abîme**. Tout est savamment ignoré, éludé depuis des décennies, toute alternative a été éliminée, l’altermondialisme enterré. La fin de l’histoire nous a bernés et a laissé la place à de nouveaux monstres, infantile, puériles et individualistes. Jamais les inégalités n’ont atteint de tels niveaux. Au prix d’une auto-destruction écologique dont on commence déjà à ressentir les conséquences et qui ne manqueront pas de s’intensifier. On sait que l’on arrive à la fin d’un modèle civilisationnel, celui de la croissance infini, celui de l’hybris et de l’illimitation.
La croissance n’est pas compatible avec les lois les plus élémentaires de la physique. Elle se fait au détriment du vivant. Nous flirtons des seuils d’irréversibilté menaçant la continuation de l’aventure de notre espèce vivante, l’homo-sapiens, sur la seule planète vivable que nous connaissons, la terre.
Drill baby drill, malheureusement, l’effondrement écologique arrive avant la fin des ressources permettant de l’alimenter. Il reste encore beaucoup trop d’énergies fossiles pour continuer cette fuite en avant autodestructrice. Biden, pas plus qu’Obama, que Van der Leyen ou Macron pour ne prendre que quelques exemples n’avaient, n’ont eu la capacité ni l’intention de stopper l’hémorragie tant notre modèle civilisationnel en dépend. Vraisemblablement, avec ou sans Trump, celle-ci ne s’arrêtera que sous la contrainte physique. Lorsque la fête sera finie. Mais la fin de la croissance est inéluctable et appuyer sur l’accélérateur de l’extractivisme ne fait qu’accélérer les choses. Ce déni de la réalité physique, ne permet pas d’éviter le mur des limites. on ne négocie pas avec la réalité, même à coût de slogans ou de fake news, toujours plus délirantes les unes que les autres.
Pas plus que la croissance ne permettra de résoudre des problèmes structurels profonds, qu’ils soient économiques (dettes, inégalités), sociaux ou démocratiques. La croissance, toujours plus difficile à aller chercher, ne crée plus de bien être dans les sociétés riches depuis plusieurs décennies. Au contraire, le prix à payer devient effroyable, sans même parler qu’elle se fait au détriment des Suds Globaux, toujours exploités au nom du soi-disant développement. Cette fuite en avant ne va pas s’apaiser, au contraire.
Enfin, contrairement à ce que laisse penser le résultat dans les urnes, l’hégémonie culturelle de fond n’est pas au trumpisme. Bien au contraire, des majorités semblent aspirer à rompre avec ce système dominant basé sur le toujours et un techno-solutionnisme qui ne convainc qu’une minorité de croyants. Malheureusement, cela n’est pas suffisant pour renverser un rapport de force inégale, pour contrebalancer un système démocratique faible, obsolète voire toxique par rapport aux défis qui sont les nôtres. Les citoyens sont prêts à changer, sous deux conditions : justice sociale et démocratie. La première, au-delà de redistributions fortes et nécessaires, attend que les plus riches montrent l’exemple, ce n’est pas le cas, au contraire, ils font sécession. La deuxième évoque une démocratie réelle, directe, autour de délibérations citoyennes pour être acteur de ces changements, bien loin du spectacle effroyable des concours de beauté sur fond de petites phrases que représentent les élections.***
Mais comme toujours, ce qui est attendu est la sécurité, la tranquillité, la liberté d’être et de penser. Celles-ci, historiquement valeurs de gauche et progressistes, sont aujourd’hui happées par des hommes soit disant forts qui comprendraient la plèbe. Par incompétence, inconséquences, ils ont su aussi s’approprier des notions historiquement progressistes comme la paix pour mieux les détourner.
J’écris ces lignes depuis Budapest, en Hongrie, où je vis depuis une vingtaine d’années. Ce pays, plus précisément le régime en place depuis 15 ans, dont je suis un témoin privilégié, est un laboratoire qui a inspiré Trump 2025. Il montre que l’effondrement est avant tout moral, tant l’écart entre les discours et la réalité est grand. L’état de droit, la vérité reculent, la brutalité législative et sociale s’impose. Ça entraîne une démoralisation et un repli sur soi. C’est le culte de l’arbitraire et la loi du plus fort. L’effondrement est aussi celui du vivre ensemble. Malgré tout, la vie continue et le quotidien est bien plus complexe et souvent plus beau, bon an, mal an, que les discours et l’atmosphère nauséabonde ambiante instaurée…
La période actuelle, inquiétante, sidérante, épuisante, démoralisante peut et doit être une opportunité pour enfin se poser les bonnes questions. Il s’agit de bien définir les clivages politiques. L’enjeu est bel et bien entre décroissance ou barbarie. La barbarie est là, celle de cet illimitisme autodestructeur, imposé et au service d’une minorité. La décroissance consiste à accepter que nous arrivons à la fin d’un modèle civilisationnel aussi insoutenable qu’indésirable. Ce système a un nom, le capitalisme et ses dérives libérales, voire illibérales et libertariennes, accompagné par le productivisme, l’extractivisme, le post-colonialisme et le techno-scientisme. Il est tant de s’en émanciper.
Dans cette guerre asymétrique, tant le rapport de force est inégal, l’enjeu est premièrement de survivre, individuellement, collectivement, mais aussi psychiquement face au flot de bêtises imposé. Il s’agit de faire vivre, protéger de l’éthique, des valeurs, la culture et des principes mais aussi du vivre ensemble.
Pour se faire, il ne faut pas tomber dans les pièges tendus en refusant l’agenda politique, les thèmes imposés. Il faut résister, mais sans s’exposer frontalement, il faut le faire avec subtilité et ingéniosité pour protéger des espaces, des territoires de respiration, ce qu’il reste de l’état de droit. Il faut créer, re-créer de l’entraide, des solidarités, informelles et décentralisées mais connectées, ancrées dans le réel et ouvertes sur le monde…
Enfin, il faut se préparer à l’après qui peut arriver très vite comme trop tard. Leurs folies a une fin, réfléchissons, commençons à construire ces nouveaux mondes soutenables et conviviaux que des majorités aspirent à voire éclore.
Pour cela, il faut relancer un grand mouvement pluriversel et déconcentré, il faut fuir les réseaux sociaux et les médias dominants pour écrire l’histoire vraie du vécu, du quotidien. Les mondes de demain se construisent dans le réel. Il faut raconter un contre-récit qui est celui de la vie bonne, de la décence commune, de l’espoir, avec créativité, solidarité, audace… et joie. Ce dont nous en avons plus que jamais besoin !
Vincent Liegey
* En chanson c’est mieux : Tiken Jah Fakoly – Plus rien ne m’étonne (dont je me suis librement inspiré pour le titre de mon article).
** Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1944
*** Vincent Liegey, Décroissance ou Barbarie, Revue Esprit, 2024
Illustration: Couverture d’Alternatives Economiques n°405 – 10/2020 – Un monde sans croissance est possible