Coronavirus : « ce ralentissement de l’économie est des plus inquiétants», toutefois cette crise est vue par l’essayiste Vincent Liegey comme une « chance pour une sortie de la société de croissance ». Ou comment transformer « une tragédie imposée en opportunité »
Il se qualifie d’« objecteur de croissance ». On aurait pu penser qu’en ces temps de PIB « souffreteux » et de retour des petits oiseaux en bord de route, Vincent Liegey voit un signe positif du genre « les décroissants en ont rêvé : le coronavirus l’a fait » ! Eh bien non. Pour l’essayiste joint à Budapest (Hongrie), ce « ralentissement de l’économie est des plus inquiétants ». Cette récession subie aurait même des conséquences totalement contraires à ce qui pourrait et devrait émerger d’une « décroissance choisie », selon lui. Éclairages, avec toutefois, au bout du tunnel, l’idée de saisir une «opportunité ».
En quoi une récession subie n’est-elle pas une « bonne décroissance » ?
Ce ralentissement de l’économie est des plus inquiétants d’un point de vue ‘‘ social, démocratique et humain. Cette situation est un échec qui démontre que seuls un choc et une sidération permettent de susciter des prises de conscience. Nous l’avions déjà vécu durant la crise financière de 2008 même si le « détonateur » était différent. Et c’est quelque chose que l’on risque de voir revenir régulièrement si l’on ne soulève pas les questions que pose la décroissance. À savoir les limites physiques et culturelles de la croissance. La récession intervient lorsqu’on atteint ces limites… On le voit avec le changement climatique, la chute de la biodiversité, la raréfaction d’un certain nombre de matériaux nécessaires pour produire toujours plus, la fragilité du système de production et d’approvisionnement qui fait que lorsque les frontières se ferment, tout s’effondre à cause de l’interdépendance… D’où cette impasse extrêmement inquiétante notamment sur le volet de la santé.
Emmanuel Macron, qui parlait mardi de « reconquête de la production nationale » et de « souveraineté européenne », deviendrait-il le chantre de l’autosuffisance ?
L’idée n’est pas de relocaliser pour créer de la compétition contre les Chinois, Polonais, etc. Mais de se poser la question de ce dont on a réellement besoin afin de tendre vers de la production locale, créer de l’« abondance frugale » par territoire pour ensuite être solidaire et partager lorsque survient un choc comme celui-ci.
Pourtant, si l’on considère que pour bien vivre, ce sont les indicateurs écologiques, et non pas économiques, qui comptent, cette période est positive ?
Notre économie reposait jusque là sur des indicateurs qui créaient une illusion de toute puissance. Nous pouvions produire à peu près tout et n’importe quoi sans voir que derrière il y avait une réalité environnementale, humaine, énergétique, etc. Nous sommes toujours dépendants du PIB, or il ne mesure pas le bien-être, le niveau de destruction ni la qualité de ce que l’on produit… La décroissance invite à passer d’une vision quantitative à une vision qualitative, avec la question d’un usage plus intelligent. Et surtout : en a-t-on réellement besoin ?
Quelles conséquences a cette « récession subie » ?
Tout d’abord, un retrait des libertés, de la capacité de débattre collectivement sur la façon de résoudre la crise, de partager les ressources… Ensuite, elle met en évidence un certain nombre d’inégalités et tend à les renforcer. On voit aussi que les travailleurs les plus utiles pour la société et en première ligne pour continuer à faire tourner la société, ne sont pas nécessairement les mieux rémunérés.
Comme avec le terrorisme, cet épisode ne va-t-il pas encore ouvrir la voie au rétrécissement des libertés individuelles ?
C’est un nouveau retour de bâton. On a créé beaucoup d’illusions de liberté avec le « bougisme permanent ». Il y a encore quelques semaines, on voyageait n’importe où, n’importe quand, sans prendre en compte l’impact environnemental.
Ce n’est pas une posture moraliste, mais une réflexion politique sur le sens de ce que l’on fait et ce tourisme de masse « consommé » sans voir ce qu’il y a derrière.
Au lieu d’avoir ouvert le débat sur comment on organise cette société dans une logique de ralentissement, de résilience, de production locale, de solidarité et sobriété, on est parti dans cette logique illusoire à courir toujours plus vite, plus loin et plus fort… Voilà comment avec toutes nos interactions, la pandémie se répand à vitesse grand V et on en arrive à ce confinement.
Tout cela est extrêmement violent. Effectivement, l’histoire nous enseigne qu’il est difficile de sortir de ce genre de dynamique. Comme avec les attentats où l’état d’urgence est rentré dans la loi. Espérons qu’il n’en soit pas de même pour son pendant sanitaire.
Que propose la « décroissance » pour absorber ce genre de choc ?
Ce type de virus qui n’est pas nouveau et se répand très vite, nous alerte sur le rapport que nous avons avec la nature, cette logique de domination et d’exploitation à outrance, alors que nous faisons partie de cette nature. Plus nous avons de biodiversité, plus nous avons de chance d’être résilients par rapport à ces maladies. Je parlais aussi précédemment de « bougisme permanent » à ralentir. De plus, au nom de la religion de l’économie, tout a été géré d’un point de vue financier plutôt qu’humain. Et voilà comment on a réduit le nombre de lits en milieu hospitalier, le nombre de masques pour éviter les stocks, etc. Ceci aboutit à des sociétés très fragiles, peu solidaires. Il est temps de repenser l’économie comme outil pertinent au service du bien-être et du vivre ensemble. Non pas pour nous imposer des choix qui aboutissent à une impasse.
Emmanuel Macron est-il apte à prendre ce virage ?
Je crois surtout que les décisions prises par les politiques sont liées aux dynamiques sociétales et non pas à leur bon vouloir. Jusqu’ici, l’agenda néolibéral s’imposait à lui. Cette crise est propice à changer la donne.
Quel « meilleur » tirer de cet épisode ?
La période amène à revenir à l’essentiel et nous rendre compte du superflu dans le « monde d’hier ». Sortir le nez du guidon dans une société éreintante, stressante… L’enjeu politique sera aussi d’amener des débats pour déconstruire un certain nombre de croyances, décoloniser l’imaginaire, ne plus penser uniquement d’un point de vue économique et se reposer la question du sens de nos activités, le lien social, la place des anciens dans notre société…
En résumé, transformer la situation en « pédagogie des catastrophes ».
Le coronavirus est un révélateur, un symptôme, comme le changement climatique. Les causes, elles, sont bien plus profondes.
Publié dans Nice-Matin, 5 Apr 2020, par LAURENT AMALRIC