Dans une tribune au « Monde », trois chercheurs, François Briens, Timothée Parrique et Vincent Liegey, expliquent qu’il faut en finir avec le mythe de la croissance verte, car les études scientifiques montrent que l’on ne peut à la fois faire croître le PIB et baisser l’empreinte écologique.
« Quels que soient les impacts environnementaux considérés (consommation de matières premières, d’eau et d’énergie, émissions de gaz à effet de serre, biodiversité, etc.), les rares cas de découplage observés jusqu’à présent apparaissent tous largement insuffisants. » KIM BASCHET / LE MONDE
Les manifestations pour le climat, les protestations, voire les poursuites judiciaires, contre l’inaction de l’Etat : face à la dégradation continue de notre milieu de vie, les politiques environnementales ne convainquent pas, et à juste titre. Les partisans de la « croissance verte » nous promettent pourtant que l’innovation technique, le développement et le déploiement massif de technologies « vertes » ou « intelligentes » par des mécanismes de marché, ainsi que la dématérialisation de l’économie ou le recyclage résoudront ces problèmes.
Cette stratégie de croissance verte repose fondamentalement sur le concept de « découplage » entre croissance et impacts environnementaux, c’est-à-dire l’hypothèse selon laquelle il serait possible de faire croître continuellement le produit intérieur brut (PIB) tout en réduisant de manière généralisée l’empreinte écologique liée aux activités économiques. Il s’agit donc d’un pari, dont les enjeux considérables devraient nous inviter à examiner prudemment et rationnellement les possibilités de succès.
L’hypothèse d’un découplage a-t-elle déjà été validée ? C’est précisément ce qu’a fait une équipe pluridisciplinaire d’universitaires dans une étude dont le rapport scientifique (« Decoupling debunked. Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability », voir lien PDF) a été récemment publié par le Bureau environnemental européen.
Les auteurs – dont deux sont signataires de cette tribune – y expliquent d’abord qu’une stratégie de croissance verte ne saurait être en mesure de répondre aux défis environnementaux qu’à la stricte condition de garantir un découplage absolu, global (à l’échelle planétaire), d’ampleur suffisante, mais aussi continuel – c’est-à-dire aussi longtemps que la croissance économique serait poursuivie.
Conclusion univoque
Or, existe-t-il des preuves qu’un tel découplage est atteignable en pratique ? Pour répondre à cette question, les chercheurs ont passé en revue la plupart des études empiriques portant sur les liens entre croissance économique et indicateurs environnementaux de diverses natures.
Leur conclusion est univoque : quels que soient les impacts environnementaux considérés (consommation de matières premières, d’eau et d’énergie, émissions de gaz à effet de serre, artificialisation des terres, biodiversité, polluants), les rares cas de découplage observés jusqu’à présent apparaissent tous largement insuffisants, dans la mesure où ceux-ci n’étaient que temporaires, ou très largement en deçà des objectifs jugés nécessaires par la communauté scientifique, ou alors ne concernaient qu’une catégorie restreinte d’indicateurs environnementaux, dans un périmètre géographique restreint (ne rendant ainsi pas compte des phénomènes de délocalisation des nuisances ou de leurs changements de nature potentiels), voire toutes ces raisons à la fois.
Autrement dit, aucun exemple convaincant de découplage à la hauteur des enjeux environnementaux n’a été observé jusqu’à présent.
L’hypothèse d’un découplage est-t-elle réaliste ? Si cette absence de validation empirique ne suffit pas en soi à infirmer l’hypothèse d’un découplage dans le futur à la hauteur des défis, de nombreux éléments mettent sérieusement en doute sa plausibilité. Les auteurs du rapport avancent un certain nombre de raisons, dont certaines expliquent en grande partie l’échec actuel des stratégies de découplage passées, et font reconsidérer à la baisse les progrès apparents – pourtant déjà insuffisants.
Frugalité, convivialité et partage
Sont par exemple mentionnés : les rendements décroissants de l’innovation technique et sa déclinaison en termes d’extraction accrue de matières premières et de consommation d’énergie, le potentiel limité de la dématérialisation de l’économie et du recyclage, la délocalisation géographique des nuisances environnementales, ou encore la tendance fâcheuse des solutions technologiques à substituer un type d’impact environnemental à un autre, plutôt qu’à le résoudre.
Pour les auteurs, si chaque argument considéré individuellement suffit à douter de la possibilité d’opérer un découplage suffisamment rapide et important, leur combinaison et leur articulation invitent à considérer l’hypothèse d’un découplage futur comme hautement improbable, et toute stratégie politique fondée sur cette hypothèse comme extrêmement périlleuse, sinon vouée à l’échec. Autrement dit : l’objectif de croissance économique serait incompatible avec une sortie de la crise écologique.
En mettant en évidence le caractère infondé et irréaliste de l’hypothèse d’un authentique découplage entre croissance économique et impacts environnementaux, cette étude vient s’ajouter à une liste croissante de travaux scientifiques dénonçant les apories de la croissance verte. Pourtant, la quête de cette chimère continue d’orienter les politiques publiques et de monopoliser une part significative des ressources de notre société (investissements, appels à projet, recherche, etc.). Il apparaît plus que jamais urgent de faire le deuil de cette croyance et de changer de paradigme, pour explorer de nouvelles voies libérées de la croissance.
Dans cette perspective, les propositions et les expérimentations portées par les acteurs des réseaux de la décroissance, mettant par exemple l’accent sur la frugalité, le sens des limites, la convivialité et le partage (du travail, des ressources et des richesses) au travers de modèles socio-économiques alternatifs, méritent toute notre attention. Elles ouvrent des pistes pour la construction collective d’un avenir souhaitable et soutenable, au sujet duquel il est grand temps d’engager un véritable débat, et pour ce faire, de libérer des ressources, des espaces et du temps.
François Briens est ingénieur et chercheur Centre for Human Emancipation/IRCHE, coauteur du rapport « Decoupling debunked. Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability », Timothée Parrique est chercheur et coauteur principal du rapport, Stockholm Resilience Centre, université de Stockholm/CERDI, université Clermont-Auvergne, et Vincent Liegey est ingénieur, coordinateur de Cargonomia, centre de recherche et d’expérimentation sur la décroissance à Budapest.
Publié le 29 novembre 2019 dans Le Monde.
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