C’est le cadre d’un projet à Cargonomia sur « ingénierie et Décroissance » mené tout l’été par Corentin Gaillard et Paul-Henri François et encadré par Vincent Liegey que le Monde est venu en reportage à Budapest et à Zsámbok.
Retrouver leur rapport de stage ici et l’article en une du Monde ci-dessous :
Ces jeunes ingénieurs qui choisissent la décroissance
A Cargonomia, laboratoire et centre de recherche et d’expérimentation « décroissant » basé à Budapest, les étudiants français affluent en stage.
Pieds nus dans la terre, une fourche à la main, Pierre Delaunay, fraîchement diplômé de CentraleSupélec, se fait une fierté de retourner la ligne de compost qui lui a été assignée. Ce grand gaillard aux joues roses ne compte pas ses efforts pour soulever ces masses brunes et odorantes qui viendront fertiliser les cultures de fruits et légumes bio de la ferme de Zsámbok (Hongrie). Ce qui ne l’empêche pas, de temps à autre, de papoter avec son « camarade » de compost, Paul-Henri François, bientôt diplômé de Centrale Nantes. « Quand je pense qu’un de mes copains de l’école vient d’être recruté à Goldman Sachs, à New York, à 120 K [120 000 euros] par an, je me sens vraiment en décalage », plaisante Pierre, qui vient travailler gratuitement tous les mercredis sous les ordres de Kati, la responsable de la ferme.
Etre ou ne pas être à l’intérieur du « système » – comprendre : les entreprises de l’économie de marché –, la question agite, chaque année, un peu plus de ces jeunes diplômés ingénieurs. Ceux qui ont choisi de ne pas « y aller » préparent « l’après ». Ils expérimentent de nouvelles façons de faire et de se servir de leur diplôme d’ingénieur. Ils ont en commun une conscience aiguë de la crise climatique et une analyse commune de la situation actuelle. « Tant qu’on ne sortira pas de l’imaginaire de la croissance, on continuera d’aller vers la catastrophe », résume Corentin Gaillard, 23 ans, étudiant de Centrale Nantes, plongé dans les théories de la décroissance depuis plusieurs mois, et qui vient à Zsámbok toutes les semaines.
« Tant qu’on ne sortira pas de l’imaginaire de la croissance, on continuera d’aller vers la catastrophe »
Il faut s’imaginer Zsámbok : seulement 50 kilomètres séparent ce village rural de 2 000 habitants de la capitale hongroise, Budapest. Une heure et demie de bus pour rejoindre ce qui ressemble à une carte postale bucolique d’une époque que l’on n’a pas connue. Ici, les habitants sont nombreux à ne posséder qu’un vélo pour se déplacer. Les Carpates, au loin, donnent un peu de relief à cet horizon bien plat. C’est dans ce village que, depuis 2012, Matthew Hayes, ingénieur agronome anglais engagé dans la décroissance, a décidé de mettre en pratique les techniques de l’agroécologie et de la biodynamie. Ses fruits et légumes bio sont vendus sur les marchés de Budapest, et environ 40 % de sa production sont distribués sous forme de paniers aux habitants.
Le mercredi, jour où les « stagiaires ingénieurs » viennent lui prêter main-forte, une partie du travail de Matthew Hayes consiste à encadrer ces Français à l’infinie bonne volonté mais qui se dispersent souvent ou exécutent des gestes qu’il juge imprécis. Corentin Gaillard se souvient avec émotion de ce jour froid et pluvieux du printemps 2019 où il avait pris le bus à 6 h 40 à la gare de Puskas Ferenc Stadion et traversé la campagne. En arrivant, Matthew Hayes lui avait mis une fourche dans les mains et montré une charrette de compost. Le compost est un rite d’initiation pour ces jeunes ingénieurs : c’est la première tâche, la plus ingrate, qui leur est assignée lorsqu’ils arrivent à Zsámbok. Le jour même, lui et Paul-Henri avaient publié une tribune sur un blog de Mediapart, intitulée « Face à l’effondrement, repensons le rôle de l’ingénieur » dans laquelle les deux étudiants appelaient à « sortir de la soumission au “progrès technique” et aux “avancées” (…) course au high-tech, à l’intelligence artificielle »… Drôle d’effet de sens, avait-il songé, les deux pieds dans le fumier.
Clément Choisne, l’ingénieur qui avait « hacké » la cérémonie de remise de diplômes de Centrale Nantes en 2018, a vécu mi-septembre son premier « jour à la ferme ». Dans son discours, vu plus de 330 000 fois sur YouTube, il avait dénoncé l’incurie des écoles d’ingénieurs, incapables d’intégrer « sobriété et décroissance » dans leurs programmes. Depuis son fait d’armes, il a cultivé, un peu malgré lui, une petite notoriété auprès des jeunes de grandes écoles qui se posent les mêmes questions : pour enrayer la trajectoire destructrice du réchauffement climatique, faut-il être ou ne pas être dans le « système » ?
Un laboratoire d’initiatives à Budapest
Tous ces jeunes Français ont convergé en Hongrie en venant en stage à Cargonomia : un laboratoire et centre de recherche et d’expérimentation « décroissant » cofondé par le Français Vincent Liegey, ingénieur passé par la recherche, la diplomatie et le secteur ferroviaire, installé à Budaspest depuis dix-sept ans. L’endroit ressemble plus à un local de réparation de vélos qu’à un laboratoire, mais c’est ici que plusieurs initiatives sont nées ces dernières années, comme la livraison en vélo-cargo (vélo à trois roues) des fruits et légumes bio de la ferme de Zsámbok.
Cette année, Vincent Liegey a vu le nombre de candidatures de jeunes ingénieurs bondir à la suite d’une conférence sur la décroissance donnée à Centrale Nantes. « C’est un saut de paradigme qu’est en train de faire cette génération. En 2018, j’avais reçu deux candidatures de centraliens. Un mois avant le début de leur stage, ils avaient préféré renoncer car la rupture avec le système et l’école leur semblait trop brutale. Cette année, je sens chez les dix ingénieurs qui sont venus en stage une grande maturité, même chez les plus jeunes, sur les enjeux de la transition écologique, et surtout une envie d’agir », explique-t-il.
Et « L’objectif de croissance économique serait incompatible avec une sortie de la crise écologique »
Corentin et Paul-Henri, restés plus de six mois dans « l’écosystème » de Cargonomia, ont touché à tous les projets : entretien d’un jardin expérimental en permaculture sur une colline de Budapest, agroforesterie urbaine, rendez-vous hebdomadaire à la ferme biologique de Zsámbok, distribution de paniers de légumes, travail sur le chantier du Golya, un tiers lieu accueillant des associations, un restaurant, un bar et une salle de concerts. « C’est déroutant au début, on se demande quels sont les horaires, les jours de congé, mais en déconstruisant le travail, le temps, la consommation et l’espace, on apprend à vivre autrement. On lit plus, on se balade, on débat », raconte Corentin.
Prise de conscience et « sortie de route »
Plusieurs événements ont déclenché la « sortie de route » de ces jeunes diplômés des grandes écoles, phénomène qui, s’il reste minoritaire, concerne une fraction grandissante de jeunes diplômés. Parmi ces moments marquants figurent la démission de Nicolas Hulot, ministre de la transition écologique et solidaire, en août 2018, le discours cathartique de Clément Choisne en novembre de la même année, les Marches pour le climat et les actions de désobéissance civile, le manifeste « pour un réveil écologique » (un texte rédigé par des étudiants de grandes écoles pour appeler notamment au boycott des entreprises polluantes), les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)…
Ces jeunes présents en Hongrie ont, par exemple, dévoré le livre de l’ingénieur spécialiste de la finitude des ressources minières Philippe Bihouix, L’Age des low tech (Seuil, 2014). Ils sont aussi friands des vidéos de Jean-Marc Jancovici, polytechnicien, expert de l’énergie et du climat, qui poste sur YouTube ses interventions à l’Ecole des mines, ou à Sciences Po. Ils citent également le rapport Meadows, « The Limits to Growth », écrit par des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology, qui modélisait, en 1972, les conséquences possibles du maintien de la croissance économique sur le long terme. A Centrale Nantes, Corentin, Paul-Henri et Clément ont suivi les cours de Jean-Marc Benguigui, enseignant qui a joué un rôle de « révélateur » dans leur prise de conscience.
Jean-Philippe Neuville, sociologue et enseignant à l’INSA de Lyon, voit depuis cinq ans une amplification de la remise en question du système par les élèves ingénieurs, avec une nette accélération ces deux dernières années sur le thème du climat. « Ce qui est intéressant, c’est que les ingénieurs n’ont pas le profil de ceux qui questionnent l’énoncé du problème. Ils sont formés à l’abstraction, à la gestion de projet, à la recherche de solutions. Or non seulement ces jeunes remettent en cause l’énoncé, mais ils sont de plus en plus nombreux à entrer en résistance. » Selon le chercheur, c’est une « vague » qui gonfle et qui pousse un mur : « Soit ce mur se fissure, soit ça passe par-dessus. »
De passage à Centrale Nantes pour présenter leur rapport de stage en Hongrie, Corentin et Paul-Henri ont capté l’attention d’une soixantaine d’étudiants, doctorants, enseignants, venus écouter le récit de leurs aventures. Juste avant, Clémence Pétillion, 24 ans, avait partagé son expérience chez Decathlon. Elle expliquait pourquoi elle fait le choix d’être « dans le système », pour le changer de l’intérieur. « On ne peut pas être en accord sur tout au sein de son entreprise, sinon il faut monter sa boîte. Mais tant que je sens qu’on peut faire des choses contre le réchauffement climatique, je reste », déclare la jeune femme, qui travaille sur le développement du vélo pliable.
Les stagiaires « hongrois », eux, ont choisi une autre voie. Corentin vient de s’engager dans un service civique de dix mois pour créer une ferme urbaine à Nantes. Paul-Henri se lance dans le wwoofing (travail à la ferme), avant peut-être un jour de créer la sienne, en permaculture et autosuffisante en énergie, dans le nord de la France. Quant à Clément, il poursuit son apprentissage de la décroissance en Hongrie. Avec l’idée d’appliquer, dès son retour, les bonnes idées de Budapest dans sa ville natale, Le Mans.
Publié le 03 novembre 2019