« Le développement durable, c’est de la poudre de Perlimpinpin ». Ainsi parlait Nicholas Georgescu-Roegen, économiste iconoclaste qui a exploré dans les années 70 les limites de la croissance. L’urgence climatique et la remise en cause du modèle industriel actuel donnent de la visibilité à ses préconisations, qui pourraient être des solutions pour demain. Interview fiction et d’outre-tombe avec ce chercheur, décédé en 1994, considéré comme le père de la décroissance.
Contenu initialement publié le 19 juillet 2019 sur le site web du magazine POUR L’ÉCO.
POUR L’ÉCO. Vous qualifiez de « faux remède » et de « poudre de Perlimpinpin » le développement durable et son extension, « la croissance verte ». Pourquoi ?
Nicholas Georgescu-Roegen. On ne cuisine pas une omelette (fabriquer un bien ou proposer un service) sans casser des œufs. Pour comprendre la portée de cette métaphore, je dois d’abord vous expliquer deux piliers de ma théorie. D’abord, l’économie est une extension de notre vie biologique. De la même manière, elle se nourrit des ressources qu’elle trouve dans l’environnement et y rejette des déchets. Ensuite, cette activité économique a un caractère irréversible, les déchets étant qualitativement différents des ressources initiales.
Notre système économique repose sur l’utilisation d’énergie. Je considère qu’il y a deux types d’énergie : le solaire, pour laquelle l’Homme n’a pas le contrôle du flux, et celle des ressources de la terre (pétrole, charbon) dont le stock est limité.
Les sociétés agraires reposaient principalement sur l’énergie solaire, tandis que les énergies fossiles ont servi de base au développement industriel des deux derniers siècles. Dans un environnement clos comme celui de notre planète, ce stock se dégrade irrémédiablement : quand on a brûlé un litre de pétrole, on ne peut pas revenir en arrière. L’énergie utilisable est continuellement transformée en énergie inutilisable. Quand il n’y a plus d’œufs, il n’y a pas d’omelette.
Dans une seconde partie de ma vie, j’habitais Nashville. Dans cette ville des Etats-Unis, j’ai pu constater le développement d’une société de consommation de masse, marquée par l’émergence des grands centres commerciaux, du « toujours plus », dont le comportement consumériste répondait à l’objectif de croissance économique.
Je me suis rendu compte que l’objectif d’une croissance illimitée dans un monde fini est impossible à tenir, car les ressources de base pour alimenter ce modèle restent l’énergie fossile et son stock limité.
Ce concept du « développement durable » me semblait dès lors être un oxymore, une poudre de perlimpinpin, car il reste basé sur l’idée même de croissance.
Maintenant que la technologie a permis l’essor des énergies renouvelables, une partie de votre théorie ne fait-elle pas flop ?
J’avais au départ un enthousiasme pour les énergies renouvelables et tout particulièrement pour la solution du solaire. Je pensais que cette découverte représenterait une solution au problème d’épuisement des ressources fossiles auquel est confronté l’humanité.
Mais ces dernières années ont confirmé mes doutes. On voit bien qu’on arrive à générer de l’énergie à partir de sources naturelles (vent, soleil), mais pour ce faire, on utilise d’autres ressources finies : il faut beaucoup d’énergie (du pétrole) pour extraire les métaux rares, qui sont ensuite utilisés pour construire un panneau photovoltaïque.
Ma position correspond désormais à ce que vous appelez aujourd’hui les low tech : des infrastructures plus simples, plus sobres, avec moins de capacité de production ; par exemple en privilégiant le solaire thermique, qui consiste à faire chauffer de l’eau plus directement à partir des rayons du soleil.
« Chaque fois que nous produisons une voiture, nous détruisons irrévocablement une quantité de basse entropie qui, autrement pourrait être utilisée pour fabriquer une charrue ou une bêche. Autrement dit, chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d’une baisse du nombre de vies humaines à venir. » Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995-56.