En 2013 nous publiions « Un Projet de Décroissance ». Ce livre propose des pistes, des étapes, des stratégies et propositions sur différents niveaux afin de sortir de la société de croissance et d’initier des transitions démocratiques et sereines vers de nouveaux mondes souhaitables, soutenables, conviviaux et autonomes. Cet ouvrage invite les lecteurs à se réapproprier le sens de leurs consommations : qu’est ce qu’on produit, comment et pour quels usages ? Ainsi certaines critiques nous reprochaient notre choix délibéré de ne pas apporter de réponses chiffrées.
Au cours de l’année 2015, nous avons participé au projet de recherche de François Briens : Modélisation prospective de scénarios de décroissance. L’un des quatre scénarios analysés est notre « Projet de Décroissance ». Ordres de grandeur à l’appui, cette étude prospective démontre, au delà de sa désirabilité, la pertinence et la cohérence économiques, énergétiques et sociales de ce projet de Décroissance. Elle permet d’approfondir encore un peu plus les débats initiés autour de notre ouvrage collectif. Au delà des résultats intéressants, cette étude représente aussi un remarquable support pour initier des délibérations autour de nos productions et consommations.
Nous remercions François pour son remarquable projet et nous vous invitons à lire les résultats des ses recherches et aussi la tribune qu’il a publié dans Reporterre :
Les idées de la décroissance validées par un modèle scientifique
1er septembre 2016 / François Briens –Reporterre
Les sociétés fondées sur la croissance sont devenues incapables de répondre aux enjeux de l’époque. La décroissance peut-elle être une solution réaliste ? Oui, selon le modèle macroéconomique étudié par l’auteur de cette tribune en tant qu’ingénieur-chercheur à l’École des Mines.
François Briens est ingénieur de formation spécialisé en énergie, il est l’auteur d’une thèse de doctorat sur la modélisation prospective de scénarios de décroissance, réalisée à l’Ecole des Mines ParisTech.
À chaque époque ses grands enjeux et ses défis, et la nôtre n’en manque pas. Depuis plusieurs années, la montée des inégalités, l’accroissement des tensions sociales, la hausse soutenue du chômage, ou encore la « crise » des dettes nationales, qu’intensifie l’instabilité du système financier et économique, remettent en question la viabilité de nos modèles socioéconomiques. Ceux-ci sont par ailleurs confrontés à une crise culturelle profonde : les bouleversements rapides qui ont marqué les sociétés occidentales au cours de la deuxième moitié du XXe siècle ont certes conduit à une amélioration du confort matériel d’une grande partie de leur population, mais se sont aussi traduits par une fragilisation des liens sociaux et une perte de repères, qui débouchent de nos jours sur une crise du sens, à laquelle la fuite en avant consumériste n’apporte guère de solution. Bien au contraire, les modes de vie « modernes » exercent sur l’environnement une pression croissante et insoutenable, dont les conséquences commencent déjà à se faire sentir. Semble encore s’ajouter à cela une crise de la démocratie représentative, que révèle, en France, la désaffection des urnes et l’expression croissante du mécontentement de la population vis-à-vis des politiques gestionnaires de la classe dirigeante. Autant de facettes de ce qui constitue aujourd’hui une crise multidimensionnelle et globale. Bref, pour user de l’euphémisme, la situation ne satisfait guère, et rares sont celles ou ceux qui défendraient le statu quo.
Mais face à la diversité des enjeux et à leur complexité, que faire ? D’une catégorie d’acteurs et d’actrices à l’autre, les propositions divergent. Si certain-e-s défendent encore l’idée d’une« croissance verte », d’autres, au contraire, partisan-e-s de la décroissance, proposent d’explorer des solutions aux problèmes environnementaux, socioéconomiques, culturels et politiques, en dehors du cadre de la croissance économique et de ses structures. Les idées portées par le mouvement qui s’en réclame s’inspirent de diverses sources et courants de pensée historiques, porteurs d’une longue tradition de critiques économiques, culturelles, physiques et écologiques de la croissance et du mode de développement des sociétés industrielles. Ses propositions sont multiples et variées. Elles reflètent des préoccupations de justice et de démocratie directe ou participative, et traduisent une forte sensibilité pour la question environnementale. Mais le mouvement de la décroissance, encore jeune, suscite méfiance et curiosité. L’originalité et la radicalité de ses propositions déclenchent souvent des réactions passionnées, peu propices à l’instauration d’un débat constructif.
Importance cruciale des facteurs culturels, comportementaux »
Nous avons donc souhaité, au travers d’une démarche scientifique, apporter quelques éclairages quant aux implications possibles de diverses propositions de la décroissance, afin de permettre au débat de prendre un peu de hauteur et de dépasser les idées reçues, qui conduisent souvent à des oppositions de principe stériles. Nous avons pour cela réalisé un exercice de prospective participatif [1]. En quelques mots, celui-ci consistait d’une part à recueillir, par une série d’entretiens individuels et collectifs réalisés auprès de personnes plus ou moins proches du mouvement de la décroissance, différentes visions détaillées et quantifiées de ce que pourraient être, selon elles et dans le cas de la France, des scénarios de décroissance, ou — plus largement — des scénarios de transitions souhaitables et soutenables. Les participant-e-s étaient ainsi invité-e-s à décrire leurs visions en matière d’évolution des institutions, des modes de vie et de consommation, et à s’exprimer sur une variété de thèmes, dont entre autres : l’alimentation, le logement, le transport, le travail, la santé, l’éducation, l’énergie, la consommation de produits manufacturés, etc.
Les scénarios recueillis ont ensuite été implémentés dans un modèle macroéconomique [2], afin de les simuler et d’estimer leurs conséquences possibles sur le long terme (d’aujourd’hui à 2060), en particulier en termes d’emploi, de finances publiques, ou d’impacts environnementaux (consommation d’énergie, émissions de polluants, production de déchets, etc.).
- La décroissance, une bifurcation salutaire ?
Que nous disent les résultats ? De manière générale, ils soulignent l’importance cruciale des facteurs culturels, comportementaux et non purement « techniques » (ex. : normes sociales, valeurs, organisation collective, modes de cohabitation, nature des consommations, localisation des productions…). Or ces facteurs culturels sont souvent négligés ou écartés dans les politiques publiques, au profit de « solutions » technologiques, qui conduisent souvent à transformer les problèmes — ou à les reporter à plus tard — plutôt qu’à les résoudre [3] (mais qui offrent certes de plus grandes opportunités de profit au secteur privé, et menacent moins de remettre en question les modes de vie, l’ordre social et les rapports de force). De ce point de vue, bon nombre des propositions portées par le mouvement de la décroissance se révèlent tout à fait pertinentes a priori et dignes d’intérêt : parmi les scénarios recueillis et modélisés, celui intégrant ces propositions de la manière la plus poussée et systémique atteint par exemple une division par 4 de l’empreinte énergétique, et par 5 de l’empreinte carbone entre 2010 et 2060, en dépit d’hypothèses très modestes concernant les « progrès » techniques. Le taux de chômage y est significativement réduit et les finances publiques sont redressées. Dans ce scénario, les hypothèses conduisant à ces résultats [4] impliquent toutefois une transformation progressive, mais profonde des mentalités, des pratiques, des institutions (notamment du rôle de l’État), et de l’organisation sociale dans son ensemble, une transformation dont l’ampleur ne doit pas être négligée ou minimisée : soyons clairs, ce que propose la décroissance est rien de moins qu’un véritable pari anthropologique, celui de notre capacité à inventer de nouveaux modes de vivre-ensemble et de faire société.
Ce réalisme dont Bernanos disait qu’il est la bonne conscience des salauds
Bien sûr, la désirabilité de tels scénarios, des propositions qu’ils contiennent et de leurs conséquences envisageables est à débattre collectivement. C’est d’ailleurs aujourd’hui le cas pour certaines de ces propositions, qui se trouvent actuellement discutées au sein des Nuits debout (par exemple, la réduction du temps de travail ou encore la mise en place d’un revenu de base) ; puisse notre modeste contribution enrichir ces débats et y apporter quelques éléments de rigueur…
Dans tous les cas, à la lumière de notre recherche, rien ne justifie pour l’heure d’écarter ou de disqualifier les propositions portées par le mouvement de la décroissance. Les partisans de l’ordre existant s’y opposeront probablement au nom d’un quelconque manque de « réalisme » ; ce réalisme dont Bernanos disait qu’il est la bonne conscience des salauds… Or pour construire un nouveau projet de société aujourd’hui si nécessaire, il est au contraire essentiel et urgent d’élargir les perspectives, de rouvrir les futurs et de réhabiliter les possibles. Car enfin, pour reprendre la belle formule de Geneviève Decrop, « sans l’hypothèse qu’un autre monde est possible, il n’y a pas de politique, il n’y a que de la gestion administrative des hommes et des choses » [5].
Consulter la thèse de François Briens : Modélisation prospective de scénarios de décroissance
[1] Rappelons que la démarche prospective ne relève ni de la prévision ni de la prédiction. À l’encontre de l’idée fataliste d’un avenir unique et prédéterminé, il s’agit de reconnaitre la possibilité d’une multitude de futurs envisageables, qui dépendent de la volonté des acteurs et de leur capacité d’anticipation. Autrement dit, « l’avenir ne se prévoit pas, il se prépare » (Maurice Blondel) ; il appartient au domaine de la volonté et du choix. Aussi, l’objectif de la prospective est le suivant : offrir la possibilité de choisir, parmi des futurs possibles, un ou plusieurs futurs souhaitables. La prospective appelle ainsi à se poser collectivement les questions suivantes : que pouvons-nous et que voulons-nous ? Elle comporte donc d’une part une dimension exploratoire essentielle, qui invite à se méfier des idées préconçues, à élargir les cadres d’analyse, et à tout remettre en question. L’imagination ne s’oppose donc pas ici à la raison, elle est au contraire complémentaire. D’autre part, la notion de « souhaitable » demande de subordonner la question des moyens à celle des fins qu’elle impose de (re)définir et d’expliciter : une étape prioritaire et évidente pour l’instauration d’un débat constructif, hélas trop souvent négligée. Comme l’écrivait André Gorz : « […] gouverner un développement en cours en choisissant par avance les fins que nous entendons lui faire servir. La politique c’est cet ensemble de choix, ou alors elle n’est rien. »(André Gorz, 1993. Capitalisme, socialisme, écologie : désorientations, orientations, 2 éd., Collection Débats. Galilée, Paris, p.191).
[2] Il s’agit d’une représentation simplifiée de l’économie française sous la forme d’un ensemble de paramètres (par exemple la consommation d’un type de produit, la demande de travail dans la branche de production correspondante, la quantité d’énergie nécessaire à la production, les impacts environnementaux associés, etc.) reliés entre eux par des équations mathématiques décrivant leurs interactions, leurs interdépendances et diverses relations de cause à effet, et assurant ainsi la cohérence de l’ensemble. Le rôle d’un modèle numérique en prospective est de permettre la mise en relation d’une multitude d’informations et de données, issues de domaines parfois éloignés, et d’offrir ainsi un cadre de réflexion structuré favorisant la compréhension commune et la délibération collective.
[3] On peut par exemple penser au cas de la voiture électrique, du nucléaire, etc.
[4] Celles-ci comprennent, entre autres : une réduction de diverses consommations de biens permise par une remise en question de nos besoins et par un développement des pratiques de mise en commun ; le développement de « low-techs » ; une relocalisation de l’économie et des activités ; un ralentissement marqué de la mobilité et un changement du rapport au temps et à la vitesse ; une réduction et un partage du temps de travail (-25 % à -30 % en moyenne) ; la mise en place d’un revenu de base (700 €/mois pour les plus de 18 ans, 400 €/mois pour les moins de 18 ans en 2025) venant remplacer une grande partie des dépenses de protection sociale, et évoluant progressivement vers une forme partiellement démonétisée ; une diminution de la composante marchande de l’économie, au profit d’une économie de la réciprocité, d’activités non marchandes, autodéterminées et autogérées, et le développement, à travers celles-ci, de réseaux de solidarités organiques, etc.
[5] Decrop, G., 2006. « Redonner ses chances à l’utopie », in : Décroissance & utopie, Entropia,revue d’étude théorique et politique de la décroissance. Parangon/vs, Lyon, p. 81.
Ping : Face à l’effondrement, la Décroissance | Manifeste pour une Dotation Inconditionnelle d'Autonomie
Ping : Face à l’effondrement, la décroissance ! | Le Média
Ping : « Un Projet de Décroissance&n...