2015 et 2016 auront été marquées par des massacres aveugles dans nos capitales européennes. Des familles resteront meurtries tandis que, toutes et tous, nous portons le deuil. Mais l’émotion et la colère, aussi légitimes soient-elles, ne doivent pas nous faire tomber dans les travers d’un manichéisme dangereux. Au contraire, cette énième catastrophe doit être l’occasion de se poser les bonnes questions et d’essayer d’être lucide quant aux solutions à apporter. Si la seule réponse à ces attentats est la guerre et le repli sur soi, alors la question n’est pas la bonne. Nous souhaitons à travers ce texte inviter à une analyse des racines de ces violences, à Paris, à Bruxelles, mais aussi d’Ankara à Damas, avec la Décroissance comme grille de lecture.
Qui use de la violence subira à son tour la violence.
Euripide
Ces attentats doivent nous amener à questionner les responsabilités systémiques et politiques. Notre modèle de société, cette « vie à l’occidentale », n’est pas faite que d’apéros en terrasse, de concerts et de sport-spectacles. Elle est d’abord faite d’impérialisme culturel, de totalitarisme économique, de consommation de masse, d’inégalités structurelles et d’individualisme. Cette « vie à l’occidentale », derrière son apparence désirable, policée et pacifique, se montre terriblement prédatrice, inégalitaire, violente et humiliante pour beaucoup. Et ce, autant ici qu’à l’échelle mondiale. Les chemins tortueux de la violence, de la colère et de la haine sont alors une option pour des personnes aux profils divers, désœuvrées, oubliées, rejetées par nos sociétés occidentales, sans repère ni espérance. Il ne s’agit pas de nier la nature inqualifiable de l’Etat Islamique. C’est un sujet déjà très documenté. Il s’agit de se demander si sa nature seule suffit à expliquer la situation actuelle. Certes, des personnes qui rejoignent Daesh sont manipulables et perméables à l’attrait efficace d’absurdes transcendances. D’autres y trouvent un exutoire. Mais pour que des organisations aussi barbares que Daesh soient si attractives pour tant de jeunes du monde entier, au point d’être devenues destructrices à l’échelle mondiale, c’est que ce monde entier, doit aussi avoir quelque chose de barbare. Oui, nos sociétés engendrent des monstres. Bien sûr, cela ne justifie en rien des actes aussi violents et lâches.
La démarche de la pensée de la Décroissance est d’aller à la racine des problèmes en s’appuyant sur une pensée multidimensionnelle. Ainsi, nous souhaitons poser les questions sur les tenants et aboutissants derrière ces drames. Lorsqu’un pays construit son modèle de société sur le pillage d’autres territoires et sur l’exploitation d’autres populations, comment ne pas s’attendre à subir, un jour, un contrecoup ? Comment avons-nous pu croire que lorsque le gouvernement bombarde ou intervient militairement hors de nos frontières, la population resterait à l’abri de toutes réactions, quelles qu’elles soient ? Comment avons-nous pu commercer avec des gouvernements qui soutenaient des groupes terroristes sans penser qu’un jour ces derniers pourraient se retourner contre nous ? Comment avons-nous pu sacrifier la question des droits de l’homme pour obtenir des contrats économiques lucratifs avec des régimes autoritaires sans croire qu’un jour, nos belles valeurs “républicaines” soient attaquées ? Comment avons-nous pu croire que nous pouvions faire comme si rien ne pouvait nous atteindre ? Oui, comment avons-nous pu être aussi naïfs, et aussi indifférents finalement ?
Aujourd’hui, nous sommes touchés… mais sommes-nous prêts à apporter de bonnes réponses, et à dépasser l’enjeu qui serait de préférer une barbarie à une autre ? Depuis Charlie, les attaques du 13 novembre, puis Bruxelles, de nombreuses analyses sortent fort heureusement du « émotionnellement correct » pour mettre en évidence les erreurs stratégiques de notre gouvernement, de ses prédécesseurs, et ceux d’autres pays … Les guerres du Golfe ont été des moments marquants, mais c’est la société de Croissance dans sa globalité qui est questionnée car c’est bien elle qui engendre cette barbarie et cette indifférence. C’est elle qui, finalement, ne parvient pas à solutionner les problèmes qu’elle a créés et qu’elle entretient.
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Quand le pillage devient un moyen d’existence pour un groupe d’hommes qui vivent au sein de la société, ce groupe finit par créer pour lui même tout un système juridique qui autorise le pillage et un code moral qui le glorifie
Frédéric Bastiat
Notre modèle de société est vendu comme une référence, une norme, un objectif à atteindre pour le reste de la planète. Il est partout une illusion mortifère, tant il ne peut survivre sans écraser l’autre. Gourmand en énergies, en ressources et en main-d’œuvre, le système croissanciste a besoin de dominer pour se maintenir. Ainsi, cette société toxico-dépendante du “toujours plus” est loin d’être neutre et autonome. Toutefois, les conséquences dévastatrices restent trop souvent invisibles. Cette déresponsabilisation laisse planer l’illusion d’une liberté de jouir sans entrave… Jouissance qui est souvent un palliatif à une absence de sens, de convivialité, d’autonomie et entretient finalement cette situation de banalité du mal ! C’est le coût réel de notre modèle de société.
La société de Croissance est avant tout une société marquée par les inégalités sociales toujours plus fortes, avec une frontière entre exploités et exploiteurs floue, poreuse et subjective. Mais elle est aussi une standardisation et une aseptisation de nos vies et l’anéantissement de cultures entières par le rouleau compresseur occidental. Elle nous pousseà l’individualisme, au culte du consumérisme où le plus important devient sa propre jouissance ancrée dans un matérialisme mortifère.
Ainsi, les téléphones portables qui ont permis de sauver des victimes, et de rassurer des centaines de personnes lors de ce funeste 13 novembre, sont dans nos mains à un prix finalement modique au regard des nuisances écologiques, sociales et sanitaires qu’ils engendrent. Il est là le paradoxe. Certes, les liens ne sont pas directs : le fil est long entre ceux qui tiennent la kalach’, ceux qui arrachent le coltan aux entrailles de la terre et ceux qui tiennent un « portable » pour appeler leurs amis et se donner rendez-vous en terrasse, mais c’est pourtant le même fil car nous sommes tous engagés dans un même destin.
Nous n’avons simplement pas les mêmes rôles, ni les mêmes vies, ni les mêmes perceptions, ni les mêmes colères.Mais, nous nous sentons tous impuissants face à cette mégamachine économique productiviste et consumériste.
Les supposés bienfaits du consumérisme colonisent toujours plus les imaginaires, partout dans le monde. Cette mégamachine est alors présentée comme indépassable. Et au nom du développement ou d’une certaine “rationalité économique”, elle dévaste encore et encore. Les relations entre les pays occidentaux et les pays en “voie de développement”, ou plutôt sous-industrialisés n’ont rien de la coopération bienveillante au service de toutes et tous.
Les guerres menées outre-frontières ne sont pas uniquement nourries par des motifs humanistes. Qui peut affirmer que l’intervention française en Syrie, dirigée par la famille El-Assad depuis 1970, n’est pas fortement liée au pétrole, dont une bonne partie se trouve désormais entre les mains de Daech ? Qui soutient qui ? Quels intérêts et quelles stratégies pour que la mégamachine continue sa course folle vers toujours plus de consommation … toujours plus de Croissance ? Les intérêts économiques dominent notre politique extérieure car dans notre société de Croissance, ils décident de tout. Ainsi le consumérisme s’accapare des terres vivrières pour nourrir bétail industriel, voitures et autres nouvelles technologies, et finalement apporte aussi son lot de dominations, d’exploitations, de misères, voire de chaos. De même, comme un symbole, la France se hisse à la deuxième position pour l’exportation d’armes en 2015… Heureuse nouvelle pour l’oligarchie…. Mais ces armes tuent, elles aussi …
Sans même parler de ce cynisme et de cet égoïsme qui conduisent à laisser les dirigeants européens à pactiser avec un Erdogan plutôt que d’assumer les responsabilités concernant ce naufrage occidental qu’est la “crise des migrants”… ou encore de cette légion d’honneur remise en catimini par le Président Hollande au prince héritier d’Arabie saoudite…
Ce sacro-saint modèle nous mène à notre perte et, finalement, les attentats apparaissent comme un retour de boomerang, un dommage collatéral dramatique, parmi tant d’autres, d’un système à bout de souffle et toujours plus hypocrite et violent. La violence que subit notre système répond à sa violence, la haine qu’il inspire répond à son indifférence.
Si nous souhaitons continuer sur cette voie sans issue, nous allons devoir nous protéger, intensifier les guerres économiques et militaires et finalement nous barricader dans de pseudo-luxueuses forteresses mortifères. Ce n’est une solution ni souhaitable, ni efficace, ni juste, ni rationnelle et, encore moins décente. Ça ne peut pas être un projet pour l’avenir. Au contraire, nous devons nous opposer à toutes mesures, toutes décisions qui auraient de telles conséquences. Alors, essayons de nous montrer plus lucides, de nous montrer plus ouverts et faisons de ces moments d’horreur, un moment salvateur de débats, de réflexions, de dialogues et de recherches de solutions et de sens.
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La violence, sous quelque forme qu’elle se manifeste, est un échec.
Jean-Paul Sartre
Évitons tout malentendu. Notre propos n’est pas de faire peser toutes les responsabilités sur le monde occidental. Son mode de développement n’est pas responsable à lui seul de l’essor du terrorisme et des conflits qui secouent le monde. Mais, il nous parait difficile d’ignorer sa grande part de responsabilités. Le niveau de responsabilité est proportionnel au niveau de puissance.
L’émotion liée aux attentats ne doit pas nous faire perdre de vue les travers de notre société et l’échec du paradigme de la Croissance. Les attentats ne doivent pas nous inciter à réagir de manière inconsidérée par fierté et par ignorance. Ils ne doivent pas nous opposer et aboutir à des replis égoïstes : au contraire, ils doivent nous pousser à nous ouvrir davantage à l’autre. Les attentats doivent être l’occasion de nous questionner sur notre société, notre démocratie et nos envies pour demain.
Aujourd’hui, l’enjeu est plus que jamais de choisir entre barbarie et Décroissance. La barbarie n’est pas apparue en 2015, elle se cachait déjà dans notre quotidien, derrière nos écrans de télévision ou de téléphone, à la pompe à essence ou dans nos assiettes. Avec la « crise des migrants », elle est venue frapper violemment à nos portes, de façon directe ; avec le terrorisme, elle s’invite à nos terrasses, dans nos transports… ; avec la politique-spectacle, elle est noyée par de faux débats malsains.
Mais aujourd’hui ? Que pourrions-nous faire ? Nous devons refuser leur barbarie, toute barbarie. Mais nous devrions aussi assumer nos erreurs, rompre avec « le mode de vie et le modèle de consommation bourgeois« . Assumer nos actes, tous nos actes de la vie quotidienne, réfléchir aux conséquences de ces choix en amont et en aval, dialoguer tout en continuant de vivre. Une vie conviviale et festive, dans l’ouverture et le respect. Une vie faite d’amours, d’engueulades, de désaccords mais aussi de rires, d’auto-dérision, d’humours, de simplicités. Surtout, nous devons continuer à construire ces nouveaux mondes de solidarité sur les ruines ensanglantées de cette civilisation impérialiste et consumériste. Nous ne devons pas donner raison à la violence et ne jamais oublier tous ces visages, belges, français mais aussi libanais, russes, nigérians, syriens. Ils sont tous des victimes. Ils sont tous notre mémoire qui doit nous donner la force de construire de nouveaux mondes relocalisés solidaires, autonomes et conviviaux, soutenables et désirables.
Nous ne voulons pas être en guerre car elle n’est jamais une solution durable. C’est bien la paix que nous devrionsenvisager. Et pour trouver cette paix, c’est bien d’autres modèles de société qu’il faudrait imaginer et construire ensemble, pas à pas, sans domination mais en coopération.
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Collectivement, nous pourrions reconsidérer nos modes de vie et, supprimer toutes les productions toxiques qui nous empêchent de répondre aux besoins de tout un chacun.
Interrogeons-nous sur les finalités de notre société consumériste et productiviste, qui apporte mécaniquement chômage et misère. Interrogeons-nous sur notre démocratie qui revient concrètement à laisser le pouvoir à l’oligarchie. Interrogeons-nous sur cette économie toujours plus prédatrice, qui sert d’abord l’intérêt de cette oligarchie, et dont les conséquences désastreuses sont subies par le reste des populations. Interrogeons-nous sur la financiarisation du monde, et sur la création monétaire par la dette qui n’a rien de naturelle et qui a tant d’implications sur le quotidien de tous.
Il est temps de changer de paradigme, d’imaginer d’autres possibles, d’imaginer des sociétés soutenables et conviviales. Cela passe par la décolonisation de nos imaginaires, notamment pour comprendre qu’il est possible et surtout souhaitable de vivre mieux tout en consommant moins. Cela passe par une relocalisation ouverte : profiter de nos propres vies là où nous sommes, tout en se préoccupant des autres, en tenant compte des conséquences de nos actes quotidiens sur des populations sacrifiées parce que géographiquement éloignées. Pour y parvenir, nous proposons Un Projet de Décroissance via la mise en place d’une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie (Revenu de Base partiellement démonétarisé), nécessairement associée à un Revenu Maximum Acceptable, et tous les outils de réappropriation démocratique et économique de nos vies … Cela passe par remettre l’économie et sa monnaie à leur place, tant pis pour les intérêts de la minorité oligarchique. Cela pourrait commencer par un partage du temps de travail.
La Décroissance choisie, responsable, conviviale et autonome arrive. Elle est nécessaire mais surtout désirable. La transition est en marche, minoritaire mais animée de dynamiques formidables.
Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anisabel Veillot, co-auteurs de Un Projet de Décroissance, Manifeste pour une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie, Éditions Utopia, 2013.
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