Après Vienne, Jérôme Cardinal ropose un deuxième carnet de voyage avec « Un Projet de Décroissance », cette fois-ci dans les Balkans :
La semaine du 12 au 19 novembre a donné lieu à une petite virée à Zagreb puis à Ljubljana, pour continuer à construire la future conférence sur la Décroissance, pour participer à des conférences, et comme toujours, écouter, discuter, dialoguer.
Alors on est partis jeudi au petit matin, quand Budapest dormait encore. Deux mois après les événements de Kéléti, on ne voit plus un migrant dans la ville, comme l’impression que jusqu’ici tout va bien. Pourtant, l’effet de cette crise invisible resurgit par moment sur la vie quotidienne hongroise et vient briser l’illusion collective : cette crise migratoire devenue invisible a quand même fermé la ligne ferroviaire Zagreb-Budapest. Alors, on renonce à l’éloge de la lenteur du train historique pour prendre par défaut la direction de la gare routière où ces cars longue-distance chers à Macron nous attendent.
Le premier arrêt forcé se fait à la frontière. Ici, les barbelés font office de comité d’accueil, comme une émanation de la réalité qui se jette à nos yeux, celle des conséquences de notre modèle de société. Des tentes en guise de campements de fortune sont également là. L’euphémisation permanente s’étiole déjà.
Les 350 kilomètres de routes asphaltées presque désertes nous conduisent finalement dans une périphérie urbaine qui n’est que l’ombre de celle qu’on a quittée : mêmes bâtiments unifonctionnels, mêmes tours, mêmes embouteillages et mêmes enseignes, voyage dans ces non-lieux qui n’ont pour identité que celle de l’uniformisation.
Seul le centre-ville de Zagreb a conservé ce charme historique qui nous offre un sentiment de dépaysement. Mais cette sensation d’être voyageur ne se ressent qu’en rencontrant des locaux, en appréhendant la ville avec eux. Alors le soir, on se rend à l’atelier vélo du coin, et on partage des bières avec les membres du collectif jusque tard dans la nuit.
Le lendemain, vendredi 13 novembre, on prend le chemin de l’IPE (Institute for political ecology) qui organise une conférence sur la Justice climatique. Si les présentations sont inégales, de nombreux conférenciers intègrent la question climatique dans une réflexion d’ensemble sur un changement systémique et présentent le changement climatique comme « un effet secondaire de nos modèles de consommation ». Pendant cette conférence académique, dans des locaux feutrés de la capitale croate, un nouveau paradigme s’esquisse encore collectivement, à l’image des réflexions viennoises. Loin de la logique de la COP21 du capitalisme du désastre, les discours alternatifs gagnent leurs lettres de noblesse.
Le soir, on fête ça. Pour étendre l’horizon des possibles, les grands discours ne suffisent pas : la convivialité est une mise en pratique de chaque instant. Alors, pour tenter de rester aussi cohérent que possible, on discute, on rigole. On rencontre un Croate francophone haut en couleurs, écolo et guide de montagne. La mousse s’écume et les bières s’écoulent.
Et puis, la chute. Les nouvelles de Paris nous tombent violemment dessus. On rentre en catastrophe dans notre pied-à-terre croate pour avoir les dernières nouvelles. On reste connecté et on rafraîchit les pages d’infos en continu de manière frénétique, jusque tard dans la nuit.
Paris se réveille dans la tourmente, on se réveille assommés. Devant cette impression de chaos, on s’interroge sur ce qui a pu nous amener là. Abasourdis mais au final, lucides. On rejoint les collègues avec qui une réunion de deux jours pour organiser la future conférence internationale sur la Décroissance est prévue. Les sourires des membres balkaniques du collectif sont génés, certains évitent le sujet, d’autres l’esquivent par la dérision. Les plaies restent ouvertes dans cette région où la guerre n’a pas encore 20 ans.
A 12h, la manifestation en soutien aux réfugiés prend une toute autre tournure. Comme les migrants, ces actes terroristes ne sont pas des catastrophes naturelles, mais le reflet des violences que l’on dissimule, des crises que l’on ne veut pas voir, d’une responsabilité que l’on ne veut ni porter ni assumer : le retour du boomerang. Malgré l’Union sacrée post-attentats, on devine déjà trop bien que la dictature de l’éphémère conduira à une fuite en avant guerrière… Une approche plus radicale permettant de comprendre comment nos modèles de société peuvent enfanter ces actes barbares ne sera jamais effleurée par nos Gouvernements.
Notre réunion de Zagreb s’achève le dimanche soir. Malgré le contexte, le projet avance rapidement dans la discussion, le dialogue, l’écoute. Cette conférence est notre remède collectif à l’écueil du marasme. On arrête tout, et on réfléchit à ces mondes soutenables et souhaitables qui permettraient aux individus de se réapproprier leur vie, et de retrouver des repères dans un bordel généralisé où la montée de l’insignifiance se déploie. Le soir des attentats, l’amie slovène du collectif nous avait confié « Je suis désolé pour vous les gars. Je crois pas que je puisse faire grand chose. Mais à travers nos actions autour de la Décroissance, j’ai l’impression qu’on construit la meilleure réponse qu’on puisse apporter à ce qui se passe. ».
Le périple continue. Après Zagreb, on reprend la route pour se rendre à Ljubljana. Dans la bucolique capitale slovène, on vient présenter le lancement d’ « Un Projet de Décroissance » en langue nationale: « Projekt Od-rasti ». On peut mesurer une certaine attente: la présentation du livre fait salle comble, les radios et les télés s’enchaînent. Si l’engouement est différent de celui rencontré à Vienne, la Décroissance est discutée sérieusement, et les débats sont vivants.
Deux ans auparavant, les discussions avaient été moins suivies, et d’une toute autre teneur : pourquoi renoncer à la Croissance et aux fruits du développement qui n’ont pas encore tous été cueillis ? Le temps passe, et emporte avec lui les illusions. Erigé en élève modèle de l’intégration à l’Union Européenne, le « modèle slovène » devient lui aussi, un peu plus fade. Crise, corruption, austérité, répression, sans grand écho dans la presse internationale. Les problèmes font leur chemin, les idées aussi. A Maribor, comme à Ljubljana, des alternatives se construisent. Les manifestations de 2012 et 2013 contre la corruption, ont accéléré le processus. Le mouvement anarchiste reste assez important, des alternatives bourgeonnent, un parti de gauche radical prend forme. Le champ des possibles s’ouvrent.
Une rencontre autour de la Décroissance est organisée avec les ONG locales. Certaines sont plus « vertes », d’autres plus « rouges » : pour beaucoup, la vision globale de la Décroissance est une nouveauté. Cette réunion est l’occasion de discuter de la convergence des luttes. Un groupe de discussions transcendant les organisations existe déjà pour favoriser la coopération entre ces institutions : « La Slovénie parallèle ». Les discussions entamées laissent à penser qu’une dynamique se mettrait en place.
Après les attentats de Paris, on a tenté tant bien que mal de lâcher prise par rapport aux informations anxiogènes qui nous submergeaient de toutes parts. Nos observations locales ont contrasté avec les penchants de pompiers pyromanes des Gouvernements internationaux, comme un fossé qui se creuse encore un peu plus. A Zagreb comme à Ljubljana, le « There is no alternative » est pris à parti par des utopistes convaincus qui s’improvisent ouvreurs de chemins. Rien n’est linéaire, et les processus en cours sont propres à chaque territoire : les seuls dénominateurs communs sont le questionnement radical et la réappropriation de l’espoir. La principale leçon de cette harassante semaine, tant physiquement qu’émotionnellement ne fut donc pas que désormais, nos vies doivent être vécues dans des prisons dorées, surveillées par des militaires armés jusqu’aux dents, mais plutôt qu’il est temps de se réapproprier nos vies, nos décisions et une liberté responsable. L’important, ce n’est pas la chute. C’est l’atterrissage. Les premières réflexions à amorcer ne sont peut-être pas seulement celles concernant la Gouvernance supranationale pour contrer le terrorisme, mais celles abordant nos territoires de vie locale pour raviver le lien social et la joie de vivre.