A l’initiative du forum « Demain le monde », une controverse productive était organisée le 17 décembre 2014 à l’auditorium du Mac Val sur le thème « Croissance et décroissance sont-elles les seules alternatives pensables ? ». Voici les textes issus des interventions de cette rencontre :
– Fabrice Flipo, philosophe
– Notre contribution : « Un projet de décroissance, manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie »
– Marie-Claire Cailletaud, porte-parole de la Fédération nationale
des mines et de l’énergie CGT.
– Alain Obadia, président de la Fondation Gabriel-Péri.
Le débat est ouvert dans l’Humanité du MARDI 3 FÉVRIER, 2015.
- Un enjeu de fond, un débat qui durera par Fabrice Flipo, philosophe
Ce qui frappe au premier abord dans ce débat, ce sont les points d’accord, qui peuvent surprendre au vu de l’histoire récente et méritent donc d’être soulignés : réduction des émissions de gaz à effet de serre, relocalisation de l’économie, satisfaction des besoins pressants à l’échelle mondiale, inégalités, obsolescence accélérée, en finir avec les faux besoins créés par la publicité, se réapproprier l’économie, en particulier la finance. Tous sont d’accord pour questionner les vrais besoins, chacun mettant en avant le souci de ne pas en décider de manière autoritaire. Au-delà pointent cependant des désaccords, ou au moins des ambiguïtés.
Inscrire le débat dans l’alternative croissance ou décroissance occulte l’essentiel, entend-on du côté d’Obadia et de Cailletaud, mais, dans le même temps, « parler de décroissance n’est pas concevable ». Ne pas l’envisager implique pourtant bien des omissions : questions sur les ressources, lien entre PIB élevé et économie capitalistique, niveau à partir duquel la croissance devrait cesser d’être un objectif. Le désaccord sur la croissance en implique donc un autre sur les besoins, y compris mondiaux. En appeler à plus de croissance dans un pays déjà très riche, est-ce réellement compatible avec un partage des ressources planétaires ? Vraiment ?
Au-delà des déclarations persiste donc un désaccord sur les priorités : si la décroissance veut s’assurer d’une réduction de l’empreinte écologique, les deux autres cherchent dans le fond à garantir, autant que faire se peut, un niveau suffisant de production. Autre divergence : « capitalisme » n’apparaît pas dans le texte de la décroissance, et l’analyse de ce système est ambiguë chez les deux autres. Le capitalisme est productiviste, mais la croissance est nécessaire : cela ne revient-il pas à dire que le capitalisme est nécessaire ?
Autre exemple : si la finance est critiquée, « les technologies avancent vite dans le sens d’un nouveau paradigme productif », orienté vers l’économie circulaire (Obadia). Qu’est-ce qui explique une telle évolution ? Quel en est le moteur ? Les technologies, vraiment ? Pourquoi ajouter que ce « nouveau mode de croissance » n’a « aucune valeur en soi », à partir du moment où c’est encore du capitalisme ? Dirait-on d’un capitalisme plus social (fordiste) qu’il n’aurait « aucune valeur en soi » ? Plus généralement, on regrette dans ces trois textes l’absence d’analyse en termes de forces sociales. L’emploi est l’autre grand absent. Alors que les gouvernements successifs ne cessent d’en appeler à la croissance pour résorber le chômage, ici personne n’aborde la question de front. Est-ce la vraie raison d’un soutien à la croissance ? La réduction du temps de travail est-elle une autre issue crédible ? Ne faut-il pas envisager le contenu en emploi des politiques économiques ?
- Une vision pour des sociétés plus justes et plus sobres par Stéphane Madelaine, Vincent Liegey, Christophe Ondet et Anne-Isabelle Veillot, coauteurs d’Un projet de décroissance, manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie, aux Éditions Utopia.
C’est toujours la même question : comment relancer la croissance ? Comme si la croissance permettait de régler tous les problèmes, comme une pensée magique. La croissance est attendue, espérée, et pourtant, elle ne vient pas. Surtout, elle ne reviendra plus. Le carburant de la croissance, c’est l’énergie. Or, aucune énergie renouvelable ne pourra remplacer le pétrole. Et quand bien même nous pourrions l’exploiter indéfiniment, d’autres contraintes environnementales liées aux rejets de gaz carbonique, aux atteintes à la biodiversité ou encore aux métaux eux aussi en déplétion, freineront la croissance. Depuis les années soixante, nous sommes formatés, à renfort de publicité, de crédits et d’obsolescence programmée, à consommer toujours plus. Sous prétexte de créer de l’emploi, de nouveaux besoins sont en permanence créés, tout en échouant parallèlement à satisfaire les besoins élémentaires d’un nombre trop important d’habitants.
Contrairement au PIB, les inégalités n’en finissent plus de croître. Inacceptables. Une croissance infinie dans un monde fini n’est ni possible, ni souhaitable, ni décente. La croissance n’est pas la solution, c’est le problème. Ne serait-il pas temps de se libérer de ces croyances et de se poser les bonnes questions afin de trouver les bonnes solutions ? C’est ce que nous proposons avec notre slogan provocateur « la Décroissance, bombe sémantique qui a pour objectif d’ouvrir des débats de sociétés sur ce que pourraient être des sociétés souhaitables et soutenables ». Bien sûr, il ne s’agit pas de décroître. La décroissance du PIB n’est pas un but. La décroissance de tout pour tous serait tout aussi absurde que la croissance de tout pour tous. Toutefois, pour sortir du consumérisme par le haut, l’enjeu est d’identifier nos vrais besoins. Qu’est-ce qu’on produit, comment et pour quels usages ? Quels systèmes d’échanges et de partage ? Quelles limites pour le bien-être collectif, quels impacts ? Cela pose aussi la question de l’emploi. Comment produire moins sans pour autant laisser de côté toujours plus d’inactifs ? Le chômage est un des maux les plus terribles de notre société de croissance. Ainsi, nous proposons plusieurs pistes. En premier lieu, le partage du travail : et si nous travaillions moins pour ne plus exclure qui que ce soit ?
En parallèle, questionnons nos consommations et évaluons nos besoins. N’est-ce pas vivre mieux que de se libérer de besoins construits ? Aujourd’hui, le choix est clairement entre « austérité subie » ou « décroissance choisie ». Un exemple : quel sera l’impact des alternatives à la voiture s’il n’y a pas de débats préalables sur le pourquoi des déplacements et, du coup, sur l’aménagement du territoire et nos besoins. Un autre exemple : le mode alimentaire des Européens n’est pas généralisable à la planète. Doit-on développer de nouvelles technologies productivistes ? Devons-nous nous habituer à ce qu’une partie de la population souffre de la faim ? Ou devons-nous tendre vers une alimentation moins énergivore, moins carnée ? Voilà des débats qui permettraient de mobiliser la population. Aujourd’hui, les besoins ne sont pas questionnés, ils apparaissent comme naturels.
Dans un projet de décroissance, nous proposons cinq grands axes :
– La relocalisation ouverte. Relocaliser l’économie dans le but d’obtenir les mêmes services, tout en baissant l’empreinte écologique. Mais, surtout, relocaliser la démocratie, notamment dans le but de prendre conscience de ses actes, puis de reconsidérer ses propres besoins et les conditions de son bien-être.
– La justice sociale. La mise en place d’une dotation Inconditionnelle d’autonomie (revenu de base partiellement démonétarisé), couplée à un revenu maximum acceptable et associée à une démarchandisation du monde via l’extension des sphères de la gratuité. L’ensemble permettant de créer un espace écologique et solidaire : personne en dessous du plancher, personne au-dessus du plafond (chacun est libre entre les deux). L’idée est clairement d’inclure tout le monde et de sortir de la démesure de la société de croissance.
-La sortie de la religion de l’économie à travers la réappropriation démocratique des banques centrales, de la création monétaire, et le non-remboursement des parts illégitimes des dettes publiques. L’enjeu est de remettre l’économie à sa place en tant qu’outil démocratique au service de la politique et du bien-être, et non uniquement dirigée par une main invisible, absurde et dévastatrice.
– Une éducation non violente et coopérative. Où l’école n’est pas une fabrique de futurs Homo economicus consommateurs-producteurs, mais de citoyens autonomes.
– Une nouvelle démocratie, pilier nécessaire à la transition. La société doit trouver sa propre autonomie et se passer de l’oligarchie pour décider de ce qui lui est nécessaire, du bon usage, du mésusage, ainsi que des limites acceptables.
La décroissance propose une vision orientant la construction de sociétés plus justes et plus sobres. Elle pose des questions importantes, dans le but d’imaginer et de mettre en place des solutions sur plusieurs niveaux : individuel, collectif et politique. Partout en France et dans le monde, des gens expérimentent des organisations soutenables et solidaires en marge de la société de croissance. Ces expériences participent à construire les alternatives de demain. La transition est déjà bel et bien en marche, la masse critique se construit… Au-delà de la critique et du questionnement, la décroissance, c’est avant tout dire oui à des transitions démocratiques et sereines vers plus de soutenabilité et de convivialité. C’est construire ensemble d’autres possibles.
- Se poser la question de l’utilité sociale de la production par Marie-Claire Cailletaud, porte-parole de la Fédération nationale des mines et de l’énergie CGT
Penser notre avenir en termes de croissance ou de décroissance enferme le débat et obère l’essentiel : dans quelle société voulons-nous vivre et de quel développement parlons-nous ? Accroissement des inégalités, dérèglement climatique, raréfaction des ressources fossiles et des matières premières sont irréductibles à cette controverse. Par exemple, il est nécessaire de produire plus d’énergie au niveau mondial afin de permettre l’accès à ce produit vital dont tant de citoyens sur la planète sont privés, mais en intégrant la contrainte de la préservation du climat. D’où la dialectique de la croissance de la production et de la décroissance des émissions de gaz à effet de serre…
De même, la focalisation sur le débat entre l’offre et la demande occulte la nécessité de produire différemment et de se poser la question de l’utilité sociale de la production en partant des besoins. La réduction des inégalités entre les peuples et entre les citoyens, alors qu’une minorité détient les richesses de la planète et s’accapare les fruits du travail, doit incarner le changement de paradigme. Parler de décroissance alors que tant d’humains ne peuvent satisfaire les besoins les plus élémentaires, y compris en France, n’est pas concevable. Et parler de croissance interroge sur sa nature, alors que la financiarisation de l’économie conduit à une accumulation du capital ou, pour le dire plus clairement, à une captation grandissante de la plus-value et non à la satisfaction des besoins. Ce qui nous ramène à la campagne de la CGT sur le coût du capital.
Le développement doit permettre l’émancipation humaine, l’accomplissement de la personne dans toutes ses dimensions. Le travail – sa place, son rôle, sa nature, son écartèlement entre conception et réalisation, sa division entre ce qui relève de l’intellectuel et du manuel, son atomisation en tâches empêchant d’appréhender le sens… – centre le débat. Il est au cœur du développement, englobé dans un concept compatible avec notre écosystème sans épuiser les ressources et générer des pollutions destructrices. Questionner notre mode de développement, c’est partir des besoins (qui ouvrent un débat à part entière), de l’appareil productif nécessaire pour les satisfaire, de la nature de la production dans un cadre durable, économe des ressources. C’est engager l’économie circulaire, l’écoconception ; mettre en place la formation initiale et continue des salariés ; viser l’élévation du niveau des connaissances ; impulser la recherche ; débattre de son rôle, de la maîtrise citoyenne de ses applications, de la place de la science dans la société, de la conception du progrès technique afin qu’il renoue le lien avec le progrès social.
Le capitalisme se caractérise par une accélération de la conception et de la vente de produits nouveaux à la dégradation et l’obsolescence programmées. La société de consommation nous crée des besoins et des frustrations. Les êtres humains sont conditionnés à acheter les produits et les jeter dès qu’un nouveau apparaît. C’est cette mécanique de frustration sans fin pour les individus, de destruction de l’environnement qu’il faut, sur le fond, remettre en cause. C’est possible en contraignant les industriels à construire des produits durables, réparables, intercompatibles et en réduisant les effets catastrophiques de la publicité des marques par la réglementation et l’éducation. Ces propositions supposent une volonté politique d’intervention directe, coordonnée et coopérative des pouvoirs publics, des organisations professionnelles, des citoyens. Des propositions qui doivent viser l’appropriation sociale de ces enjeux et la reprise en main de leur destin par les peuples. Le contraire d’une imposition par la norme de ce qui serait décrété bon ou juste pour chacun.
- Révolutionner le mode de développement par Alain Obadia, président de la Fondation Gabriel-Péri
Structurer le débat en demandant de choisir son camp dans une opposition croissance-décroissance conduit à une impasse et nous fait passer à côté de l’essentiel. Faut-il plus ou faut-il moins ? En raisonnant ainsi, nous passons à côté de la question la plus importante qui est celle des contenus. Plus de quoi ou moins de quoi ? À l’échelle de la planète, nombre des exigences les plus basiques du développement humain sont loin d’être satisfaites. À titre d’exemple, les prévisions relatives à l’évolution démographique d’ici à 2050 et l’impérieuse nécessité de vaincre la faim et la pauvreté impliquent une forte croissance de la production alimentaire mondiale (+ 60 %, dit la FAO), ainsi que de la production énergétique. Il en va de même en matière de santé, mais aussi d’éducation, de logements ou encore d’infrastructures.
À l’inverse, il est indispensable qu’à cet horizon, bien des activités parasitaires aient connu une décroissance substantielle. C’est le cas des transports de marchandises sur des milliers de kilomètres engendrés par les logiques de délocalisation des productions et de dumping social, fiscal et environnemental. Ou celui des dépenses d’armement qu’impliquent les politiques de confrontation pour la captation impérialiste des richesses ou les stratégies de domination. C’est le cas également de « l’industrie » financière, dont la partie spéculative a pris le dessus au regard du financement de l’économie réelle et de la réponse aux besoins. Mais cette approche peut également s’appliquer à des pays comme le nôtre, dans lesquels les gâchis du consumérisme côtoient une pauvreté qui s’étend et des besoins pour lesquels les réponses sont insuffisantes, voire inexistantes. Emplois, salaires, équipements collectifs, services publics mais également logement, santé, éducation, protection sociale : qui pourrait prétendre que des progrès ne sont pas indispensables en ces domaines ? D’autant que la population de la France devrait augmenter de 20 % d’ici à 2040. C’est pourquoi les scénarios de décroissance globale sont déconnectés de la réalité des besoins et, pour tout dire, dangereux quant aux décisions qu’ils peuvent entraîner concernant la préparation de l’avenir et la nécessité de veiller à l’existence d’un potentiel productif à la hauteur des besoins prévisibles.
Mais chacun comprend qu’on ne peut se contenter d’un raisonnement en deux colonnes intitulées « ce qui doit croître » et « ce qui doit décroître ». Il faut mettre en évidence la logique systémique. Tout ce qui précède démontre l’urgence de transformer en profondeur les modèles de consommation et de production structurés sur le couple consumérisme-productivisme. La croissance néolibérale conduit à une exploitation toujours plus grande du monde du travail, elle est source de gâchis matériel et humain et d’agression contre la planète. Elle n’est ni souhaitable ni viable sur le long terme. C’est bien le modèle de développement qui doit être remis en question.
Transformation des modèles productifs en rupture avec la recherche du turnover maximal des produits qui structure l’obsolescence programmée (exemple : le lave-linge conçu pour ne durer que trois ans), généralisation de l’écoconception, extension de la réparabilité et du recyclage des produits dans une perspective d’économie et de gestion responsable des matières premières, efficacité énergétique ; les technologies avancent vite dans le sens d’un nouveau paradigme productif. Elles rendent possible un nouveau mode de croissance.
Une économie plus circulaire est en train de naître. Elle n’a pas de valeur en soi car le « capitalisme vert » resterait le capitalisme. Elle doit être partie intégrante d’une évolution politique vers la définanciarisation de l’économie, sa relocalisation et la démocratisation des gestions. Développement humain et écologie relèvent en réalité du même combat.