Face à une convergence de crises interconnectées, que l’on peut qualifié de crise anthropolique, la Décroissance, à travers son “mot obus” mais surtout à travers ses réflexions et expériementations, cherche à initier une transition démocratique et sereine vers de nouveaux modèles de sociétés soutenables et souhaitables.
C’est ce que nous avons essayons de penser dans notre ouvrage collectif « Un projet de décroissance, manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie ». Ainsi, en nous appuyant sur nos réflexions, débats, expériences et propositions nous soutenons l’instauration d’un revenu inconditionnel, mais sous conditions et démonétarisé, versé majoritairement en droit de tirage sur des ressources, droits d’accès sur des services et en monnaie locale plutôt qu’en euros.
PRÔNER LA DÉCROISSANCE ALORS QUE LE CHÔMAGE EXPLOSE, N’EST-CE PAS INDÉCENT ?
La croissance n’assure pas le plein-emploi, c’est un mythe : depuis quarante ans, le PIB a augmenté mais le chômage s’est accru. Ce qui est irresponsable, c’est d’imposer des plans d’austérité aux conséquences humaines dévastatrices et d’espérer le retour de la croissance en fermant les yeux sur l’effondrement écologique. On ne peut pas croître infiniment dans un monde fini.
LE TERME DÉCROISSANCE FAIT PEUR…
C’est un mot provocateur pour ouvrir un débat de fond. Que produit-on ? Comment ? Pourquoi ? La croissance nous impose de produire toujours plus de choses inutiles en épuisant les ressources. Comment en sortir, inventer une société valorisant les relations humaines, un autre rapport à l’outil, la production, la nature ? Ce qui se passe en Amérique latine autour du «buen vivir» [«bien vivre», ndlr] nous intéresse. Ce n’est surtout pas revenir à la bougie. La première des décroissances doit être celle des inégalités.
CONCRÈTEMENT, COMMENT FAIRE?
D’abord sortir de la religion de l’économie. Se réapproprier la création monétaire, ne pas rembourser la part de la dette illégitime, nationaliser tout ou partie du système bancaire, interdire les paradis fiscaux, taxer les transactions financières. Et instaurer un revenu maximum acceptable (RMA), autour de quatre fois le revenu minimum, contre un rapport de 1 à 4 000 aujourd’hui. Parallèlement, nous proposons une dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA) afin de garantir à chacun, de la naissance à la mort, une vie décente et frugale.
QU’EST-CE QUE LA DOTATION INCONDITIONNELLE D’AUTONOMIE (DIA)?
L’idée est née au sein du mouvement de la Décroissance autour de propositions comme le revenu inconditionnel d’existence, l’extension des sphères de la gratuité, le bon usage et le mésusage des ressources et les alternatives concrètes qui émergent un peu partout. Nous avons aussi mené une réflexion autour du revenu maximum acceptable, sur la crise de la dette, la reprise en main démocratique du système monétaire et la sortie de la religion de l’économie.
En mettant tout ça ensemble, dans une logique de transition et de relocalisation de l’économie, nous en sommes arrivés à l’idée du revenu d’existence démonétarisé donné principalement en droit de tirage sur les ressources et en monnaies locales.
DOTATION INCONDITIONNELLE D’AUTONOMIE ET REVENU DE BASE INCONDITIONNEL?
Nous sommes favorables à un revenu inconditionnel d’existence pour des raisons de justice sociale parce qu’il permettrait de réduire les souffrances toujours plus terribles liées aux inégalités et aux plans d’austérité. Nous y sommes également favorables car c’est un outil pour se désaliéner du travail, sortir de la centralité de la valeur travail et tendre vers une société d’activités choisies.
Par contre on est très prudent, car si une telle mesure est mise en place sans avoir en parallèle une réflexion sur le sens de nos productions, de nos consommations ou encore sur la place très importante de la publicité dans nos sociétés, ça risque de déboucher sur quelque chose d’assez inquiétant où on relance la consommation de choses pas vraiment utiles. Et puis le revenu d’existence, dans la version de Milton Friedman, pourrait aussi déboucher sur la destruction d’un certain nombre de minimas sociaux ou le droit du travail.
Nous sommes donc entièrement favorables au revenu d’existence, à condition qu’il s’inscrive dans un projet de société, une réflexion beaucoup plus large autour d’une transition vers de nouveaux modèles économiques, locaux, alternatifs, qui prennent en compte les questions environnementales et ce questionnement qui est au centre de nos réflexions : qu’est-ce qu’on produit ? Comment ? Pour quel usage ?
LE REVENU DE BASE SERAIT DONC UNE ÉTAPE VERS LA DIA?
On a développé 3 scénarios de mise en place de la DIA. Dans le premier, on s’appuie sur la transition déjà en marche, cet ensemble d’alternatives concrètes que l’on voit émerger à travers le monde (monnaies locales, permaculture, ateliers locaux de recyclage, systèmes d’échanges locaux…). On peut, petit à petit, développer une nouvelle manière de produire, d’autres modèles économiques et mettre en place la DIA. Mais cette étape, bien que nécessaire, n’est pas suffisante car elle ne pose pas la question du pouvoir, des conflits d’intérêt et des rapports de force.
Ainsi, dans le deuxième scénario on imagine, tout en continuant à s’intéresser aux alternatives concrètes, une réduction importante du temps de travail afin de partager le travail et en finir avec le chômage. Le temps libre ainsi libéré pourrait être investi pour continuer dans cette logique de développement de modèles économiques locaux, de réappropriation des outils et des productions au niveau local.
Enfin, le troisième scénario s’appuie en effet sur l’instauration d’un revenu inconditionnel d’existence. Quelque chose d’assez facile techniquement à mettre en place mais qui demande un courage politique assez important. Cela passerait par une réappropriation du système économique par le politique, par la démocratie., en particulier une réflexion sur l’annulation totale ou partielle des dettes et une réappropriation des banques centrales et de la création monétaire. On mettrait en place ce revenu inconditionnel d’existence couplé à un revenu maximum acceptable, et petit à petit on déclinerait ce revenu donné en euro en droit de tirage sur les ressources et en monnaies locales alternatives.
COMMENT GÉRER LES DISPARITÉS ENTRE TERRITOIRES?
Avec la DIA, on offre plus de droits aux gens qui les utilisent pour organiser des délibérations citoyennes locales, un renforcement de la démocratie et une réflexion sur ce que l’on consomme. On s’interroge sur le niveau de consommation soutenable, comment produire cette énergie, comment l’acheminer et à partir de quel niveau de consommation on peut considérer qu’on doit faire payer un prix plus élevé.
Tout ça se met en place dans une logique de transition, dans la durée, pas du jour au lendemain, de manière autoritaire. On commence à donner une partie du gaz, de l’eau, de l’électricité, gratuitement et de manière progressive, on augmente les prix (en prévenant de la courbe des augmentations sur dix ans par exemple), ce qui laisse le temps à chacun de s’adapter. Ça permet également de changer son mode de vie, d’habitation et son rapport à l’autre.
C’est donc à la fois une protection pour les plus pauvres qui permet d’accéder rapidement à l’essentiel de manière gratuite et c’est en même temps un outil de transition qui nous fait réfléchir sur comment on produit et utilise les énergies et comment on peut changer son mode de vie pour changer de manière importante sa consommation.
CELA NE RISQUE-T-IL PAS D’ACCROÎTRE LA CONCURRENCE ENTRE LES TERRITOIRES ?
Il y a un risque, mais aujourd’hui la compétition existe, notamment sur la question de l’eau et elle est extrêmement violente. Elle n’est pas gérée de manière démocratique et encore moins dans une logique de prise en compte des enjeux environnementaux, mais par le mythe totalement délirant de la main invisible. Un des enjeux de la DIA et de manière générale de la Décroissance est de mettre sur la table la réflexion sur nos besoins réels et la façon de s’organiser localement, ou si ce n’est pas possible, de manière ouverte avec des échanges avec d’autres, pour produire ce dont on a besoin de manière durable.
Dans une logique de transition, l’enjeu est d’aboutir à une décroissance de notre empreinte écologique. Il est évident que des solidarités vont devoir être imposées. Mais le but, à terme, est de tendre vers des sociétés au maximum autonomes.
EN VERSANT MAJORITAIREMENT LA DIA EN DROIT DE TIRAGE ET EN MONNAIES LOCALES, NE PRIVE-T-ON PAS LES INDIVIDUS DE LA LIBERTÉ DE CONSOMMER UN PRODUIT QU’ON NE TROUVE PAS LOCALEMENT ?
Nous ne sommes pas contre le fait de maintenir des monnaies locales, régionales, nationales ou supranationales. Ce n’est pas le tout local contre le tout global, c’est essayer de trouver le bon équilibre. Les monnaies locales, au-delà d’être des outils économiques plus justes, sont des outils de réappropriation de la politique, de repolitisation de la société, car on amène les gens à se questionner sur la consommation, la production, les usages. Ce n’est en aucun cas quelque chose qui s’oppose à la liberté de mouvement et d’échange car les autres monnaies continueront vraisemblablement à exister. On n’est pas pour l’interdiction de l’utilisation de gros 4X4 pour faire des rodéos dans la forêt. Par contre il faut en payer le prix réel, en terme de conséquences environnementales, en terme de travail humain et de pétrole pour le faire fonctionner.
À l’échelle mondiale, on est 20% à s’approprier 87% des ressources naturelles de la planète. On vit dans un cocon en Europe, notamment les plus riches, puisqu’on ne voit jamais les externalités de nos actes de consommations. On paie très cher cette illusion de liberté de consommer, à la fois sur le plan environnemental et sur celui de l’exploitation et de la destruction de populations à travers le monde. La logique de relocalisation de nos productions c’est de rompre avec cette illusion de liberté. Car si des produits néfastes pour l’environnement et qui nécessitent l’exploitation de beaucoup de personnes sont produits localement, je me retrouve face à face avec les conséquences de mes faits et gestes.
VOUS PARLEZ DE TRANSITION DÉMOCRATIQUE SUR LE TEMPS LONG, DÉNUÉ DE TOUT AUTORITARISME, MAIS VOUS PROPOSEZ UN REVENU MAXIMUM ACCEPTABLE AINSI QU’UNE RÉQUISITION D’UN CERTAIN NOMBRE DE LOGEMENTS. COMMENT FAITES-VOUS ACCEPTER CELA À UNE PARTIE DE LA POPULATION QUI A TOUT À Y PERDRE ?
Le choix se situe entre décroissance choisie et récession subie. C’est pour l’instant le deuxième option qui est imposée par l’Union européenne, de manière barbare à travers les plans d’austérité. En Grèce, il y a une baisse de l’empreinte écologique parce que les gens n’ont plus rien, ne consomment que le minimum, quand ils peuvent, ne travaillent plus, ne prennent plus leur voiture. Les conséquences humaines sont dévastatrices.
Mais on voit également que les Grecs développent des modèles économiques alternatifs. On a notamment l’exemple de la révolution des patates [vente directe producteurs/consommateurs, ndlr]. Certains impriment des drachmes, d’autres mettent en place des échanges de temps (un médecin au chômage offre sa prestation au charpentier au chômage et inversement)… Cette récession subie mène au même résultat que celui que nous poursuivons avec notre logique de décroissance choisie. Mais le chemin à parcourir est extrêmement différent.
Vincent Liegey, co-auteur d’Un projet de décroissance. Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie, préface de Paul Ariès. Les éditions Utopia.
www.projet-decroissance.net
Questions et réponses librement inspirées des interviews réalisées par Emmanuel Thomas pour le site du Revenu de base et Coralie Schaub pour Libération.
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